Emploi scientifique : des personnels non permanents en "grande détresse"

Catherine de Coppet Publié le
Emploi scientifique : des personnels non permanents en "grande détresse"
L'association Sciences en Marche a établi un panorama des conditions d'emploi des personnels non permanents de l'ESR à partir des 5.614 réponses à son questionnaire. // ©  plainpicture/Cavan Images
Dans une étude consacrée à l'emploi des personnels non permanents de l'enseignement supérieur et de la recherche, l'association Sciences en Marche relève des conditions d'emploi "inadaptées voire indignes" et un fort niveau d'angoisse chez cette population, dont les effectifs ne cessent de croître.

Il n'est pas si fréquent de pouvoir analyser des données relatives à plus de 5.500 personnes travaillant dans l'enseignement supérieur et la recherche. C'est le premier intérêt de cette enquête "sur les conditions d'emploi des personnels non permanents de l'ESR", menée au moyen d'un questionnaire envoyé par l'association Sciences en Marche à plus de 7.000 personnes, fin 2015, puis en 2017 pour approfondir certaines réponses.

Sur les 5.614 répondants, 74 % sont des non-permanents (en CDD, en vacation, chômeurs, en fin de droits…), les 16 % restants, permanents, ayant permis de constituer une population de référence. Pour les auteurs de l'étude, l'objectif était clair : il s'agissait d'établir un panorama des conditions d'emploi des personnels non permanents. "C'est une étude scientifique pour les scientifiques", insiste Pierre Micheau, ingénieur d'études à l'Inra (Institut national de la recherche agronomique) et membre du comité national de coordination de l'association.

Le nombre de précaires augmente

Selon l'introduction de l'étude, les personnels non permanents représentent 26,6 % des effectifs des établissements publics à caractère scientifique et technologique, et quelque 35,2 % des ETPT (équivalents temps plein travaillé) dans l'enseignement supérieur. Auxquels s'ajoutent, toujours selon l'étude, les 130.000 chargés d'enseignement vacataires dans l'enseignement supérieur. Des chiffres, au global, "très nettement supérieurs aux 12 % de non-titulaires dans l'ensemble de la fonction publique, et aux 13 % de salariés hors CDI dans le secteur privé", souligne l'étude.

"Il n'y a pas de données officielles précises sur cette population des non-permanents. Or ils sont de plus en plus nombreux", explique Pierre Micheau. L'étude cite à titre d'exemple le cas du CNRS, qui employait 5.512 non-permanents ETPT en 2015, contre 3.435 en 2004. Sur la même période, le nombre d'agents permanents en ETPT du CNRS est passé de 26.457 à 24.069.

Un doctorat mais un poste de moindre qualification

Le profil des répondants, s'il constitue sans doute un biais sur la vision générale que l'on peut avoir de cette population, n'en est pas moins intéressant. Chez les non-permanents, les postdoctorants et ingénieurs arrivent en tête (22 % et 21 %), devant les chômeurs (9 %), les doctorants (9 %), les vacataires (4 %), les Ater (4 %), les techniciens (2 %) et les administratifs (2 %).

La majorité des docteurs sont employés comme chercheurs, mais on trouve des niveaux doctorat embauchés à des postes de moindre qualification.
(P. Micheau)

En outre, 92 % des répondants sont diplômés d'un master et 57 % d'un doctorat. "La majorité des docteurs sont employés comme chercheurs, mais on trouve des niveaux doctorat embauchés à des postes de moindre qualification", note Pierre Micheau. Autre caractéristique notable : 58 % des répondants travaillent dans le champ des sciences de la vie et de la santé

"Il est difficile d'interpréter ce chiffre, commente l'ingénieur d'études. Il y a sans doute un effet lié au réseau Sciences en Marche, mais on peut se demander si la discipline ne recourt pas de façon accrue à des contractuels ces dernières années..." Si le nombre de titulaires par discipline est bien publié par la statistique publique, ce n'est pas le cas des effectifs de précaires, ce qui rend impossible le calcul d'un ratio précaires/titulaires par champ de recherche...

Des contrats de moins d'un an

Sur le fond, l'enquête permet de montrer une très forte précarité des emplois : la durée moyenne des contrats dans l'enseignement supérieur et la recherche est ainsi inférieure à un an. "Une année suffit à peine à faire une revue de littérature, c'est-à-dire à analyser un sujet de recherche, commente Pierre Micheau. Cette instabilité de l'emploi est une aberration par rapport au temps long de la recherche !"

L'enquête souligne également un fort éclatement des sources de financement de ces contrats, "aucun financeur ne finançant plus de 20 % des contractuels". De plus, le document relève un manque de porosité entre secteur public et secteur privé, en particulier pour les doctorants : 80 % des doctorants et postdoctorants répondants n'ont eu aucune expérience dans le privé.

"Les entreprises ne savent pas valoriser les compétences professionnelles de personnes passées par le public, il y a un vrai fossé", souligne Pierre Micheau. C'est tout le système qui est à repenser : la création de postes de titulaires ne suffirait pas à répondre à la précarité actuelle, les entreprises ont un rôle à jouer dans l'emploi, notamment des chercheurs."

La détresse de certains répondants

Enfin, l'enquête a décortiqué les commentaires laissés par les répondants. "Certains nous ont écrit des paragraphes et des paragraphes. Nous avons été surpris de l'ampleur de la détresse de certains. Il fallait avoir le cœur bien accroché", concède le représentant de Sciences en Marche. Chez les femmes (60 % des répondants), le report de la décision d'une grossesse en raison de la précarité de l'emploi revient dans de nombreux commentaires.

Selon Pierre Micheau, la loi Sauvadet (2012), censée permettre une titularisation des personnels précaires dans la fonction publique, est évoquée dans environ un commentaire sur deux. "Cette loi est mal comprise par les non-permanents, explique-t-il. Ses conditions d'application sont strictes et, comme il n'y a pas assez de moyens pour l'appliquer, son application est parfois opaque, sans parler du fait qu'elle ne concerne pas les chercheurs."

À l'arrivée, les auteurs dressent une série de propositions mais aussi un constat : "La question de l'attractivité de l'ESR reste posée", écrivent-ils.

Huit recommandations sur l'emploi scientifique
"L'État français doit s'interroger sur la pertinence de former pendant de longues années des scientifiques de haut niveau sans leur donner ensuite les moyens de s'épanouir professionnellement", indique l'association, qui boucle son étude sur huit recommandations :

- Faire assurer les fonctions pérennes de l'ESR par du personnel fonctionnaire.
- Généraliser le suivi sur le long terme de l'emploi non permanent de l'ESR (avec la création d'un observatoire de l'emploi scientifique).
- Augmenter les débouchés des formations par la recherche.
- Mettre en place un plan pluriannuel ambitieux d'emploi titulaire dans l'ESR.
- Faciliter l'accès des docteurs à des carrières attractives dans les administrations, dans le monde associatif et dans le secteur privé.
- Améliorer les conditions d'emploi et de travail des non-permanents dans l'ESR (en rendant exceptionnels notamment les contrats d'une durée inférieure à un an).
- Permettre la reconnaissance professionnelle des non-permanents de l'ESR.
- Préciser et harmoniser les conditions d'application de la loi Sauvadet et donner les moyens aux opérateurs de la mettre en application.
Catherine de Coppet | Publié le