Ingénieur dans un monde incertain : les réflexions des écoles sur les évolutions de la société

Clément Rocher Publié le
Ingénieur dans un monde incertain : les réflexions des écoles sur les évolutions de la société
Les écoles d'ingénieurs s'interrogent sur la formation de leurs élèves dans un monde de plus en plus incertain. // ©  DEEPOL by plainpicture
À l'occasion d'un colloque de la Commission des titres d’ingénieur, les écoles d'ingénieurs se sont interrogées sur la formation de leurs élèves dans un monde de plus en plus incertain, en pleines transitions climatique et numérique. Les sciences humaines et sociales apparaissent comme un levier pour aider les diplômés à s'adapter une fois en entreprise.

Face à l'émergence de nouveaux enjeux sociétaux et environnementaux, la Commission des titres d'ingénieur (CTI) a choisi comme sujet de sa table ronde "Ingénieur dans un monde incertain" lors de son colloque annuel, organisé à l'Ensta Paris, le 6 février 2024.

Car les écoles d'ingénieurs font face à un défi : celui de former leurs élèves dans un monde de plus en plus imprévisible. Il s'agit donc de réfléchir aux enseignements à dispenser pour développer les compétences pertinentes.

"Comment une évolution du monde affecte les écoles d'ingénieurs et comment elles peuvent adapter leurs formations pour répondre aux défis ?", questionne ainsi Thierry Coulhon, président par intérim de l’Institut Polytechnique de Paris (IP Paris), qui animait l'échange.

Former à l'incertitude diffère de la gestion du risque

Pour Élisabeth Crépon, présidente de la CTI, il y a une distinction à faire entre l'apprentissage de l’imprévisibilité et ce qui existe déjà dans les maquettes des titres d'ingénieur.

"Dans le référentiel, l'un des attendus de la formation, c’est de préparer l’ingénieur à aborder la gestion du risque. Mais l’incertitude, c’est quelque chose que l’on doit travailler […]. Nous ressentons une accélération de cette incertitude, ces dernières années", témoigne-t-elle, évoquant la crise sanitaire et "la guerre aux portes de l'Europe."

La présidente de la CTI cite également l'exemple des formations en énergie nucléaire, qui avaient disparu des établissements, avant de faire leur retour, ces dernières années pour pallier le manque de compétences, face à de nouveaux besoins.

"Aujourd’hui, il faut tout de suite reformer des spécialistes dans ce domaine", assure-t-elle, avant de saluer la réactivité des écoles d'ingénieurs, dont l'une des missions consiste à "former à une variété de compétences."

Les employeurs face à de multiples scénarios

Antoine Bouvier, conseiller du président d'Airbus, appelle également à faire la différence entre le risque et l'incertitude. "Nous avons toujours géré des situations de grand risque. Le marché, la technologie, la concurrence : ce sont trois éléments d’un triangle qu’il faut bien comprendre et anticiper, chacun avec un niveau de risque. Mais aujourd’hui, la situation est différente par nature", constate-t-il.

En effet, d'ici les 20 prochaines années, le secteur de l'aérien doit relever le défi de la décarbonation. "La décarbonation, c’est notre horizon, mais quel sera le marché ? Nous sommes sur des scénarios extrêmement différents qu’il faut travailler en parallèle. On sera bloqué en 2035-2040 car on ne pourra plus émettre du tout", rappelle Antoine Bouvier.

Le secteur surveille également l'arrivée de l'intelligence artificielle. "Quel sera le niveau d’acceptabilité ? Comment garantir le meilleur niveau de sécurité ? C’est un vrai changement. Nous sommes passés d’une situation où l'on évalue des risques à une situation où l'on évalue des scénarios."

S'appuyer sur la recherche

Malgré cette impression d'accélération, Elisabeth Crépon rappelle "la nécessité d’avoir des formations de qualité" et de "prendre le temps de les structurer." "Le temps long côtoie le temps court, c'est l'une des caractéristiques de cette incertitude", explique-t-elle.

Parmi les pistes de solution évoquées pour maîtriser cette incertitude, la présidente de la CTI soutient l'importance de la formation par la recherche.

Le temps long côtoie le temps court, c'est l'une des caractéristiques de cette incertitude. (E. Crépon, CTI)

"L’appartenance à des réseaux, la politique de site, c’est une manière d’apporter une réponse, en particulier sur la recherche. [A l'Institut polytechnique de Paris], nous avons créé des centres interdisciplinaires orientés vers des enjeux transversaux de développement durable, défense et sécurité", indique celle qui est également directrice de l'Ensta Paris, école membre de l'IP Paris.

La contribution des sciences humaines et sociales

"Dans quelle mesure la formation d’ingénieur s’intéresse aux sciences humaines et sociales ?", questionne Thomas Houy, maître de conférences à Télécom Paris et co-auteur du livre "Déplier l'incertain". "Nous sommes dans une incertitude qui requiert des outils nouveaux. Tous les outils d’aides à la décision ont été pensés dans le risque [et] deviennent inopérants dans l’incertain."

Selon le chercheur, les sciences humaines et sociales peuvent beaucoup apporter pour mieux se préparer à ce monde incertain. "Deux problèmes se présentent pour les professionnels : un manque d’outils et des biais cognitifs. La bonne nouvelle, c'est que les sciences sociales, psychologiques, de management et économie, ont fait des percées sur les bonnes pratiques à adopter dans un univers incertain", estime Thomas Houy.

"Ce qui est important pour nous, c’est d’avoir des jeunes qui ont pris le temps de se poser sur des sujets plus réduits : cela peut passer par des sciences sociales", poursuit Antoine Bouvier, d'Airbus. "Ils ont expérimenté eux-mêmes que ce monde est risqué et incertain. Quand ils seront seniors dans les entreprises, le monde aura de nouveau changé" conclut-il.

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