Chine : la vigilance de l'enseignement supérieur français face à un partenaire essentiel

Malika Butzbach Publié le
Chine :  la vigilance de l'enseignement supérieur français face à un partenaire essentiel
Les acteurs de l'enseignement supérieur restent prudents face aux acteurs du supérieur chinois. // ©  plainpicture/Bjanka Kadic
Plus de deux ans après la publication du rapport sénatorial portant sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire français, les acteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche font preuve de vigilance, notamment pour les partenariats avec la Chine. Mais il manque une politique commune, déplorent certains qui soulignent que ce partenaire reste "essentiel".

Face aux partenariats avec la Chine, "nous sommes sortis de la naïveté", estime Jean-François Huchet, directeur de l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

En octobre 2021, un rapport sénatorial alertait sur la stratégie d'influence de la Chine dans l'enseignement supérieur et la recherche. "Ce rapport a été très diffusé et a participé à une prise de conscience. Le phénomène est mieux traité avec, notamment, une gestion plus performante des alertes", ajoute le membre de la commission relations internationales au sein de France universités.

Une vigilance accrue sur la recherche

Le rapport pointait des risques d'espionnage notamment dans le domaine de la recherche. En août 2021, un partenariat entre le réseau d'ingénieurs ParisTech et la Xi'an Jiaotong University, établissement lié à l'Armée Populaire, avait inquiété la DGSI.

"C'est un risque sur lequel nous sommes beaucoup plus vigilants depuis quelques années, notamment quant à l'accueil des doctorants étrangers", souligne Étienne Craye, directeur général de l'Esigelec.

L'école d'ingénieurs normande a transformé certains de ses laboratoires en zone à régime restrictif (ZRR), "puisque nos recherches peuvent concerner des sujets à potentiel scientifique et technique". Environ 600 ZRR ont été créées en France ces dix dernières années. Les étudiants, doctorants ou stagiaires étrangers sont exclus de ces laboratoires.

Si ces risques sont surtout identifiés dans les domaines des sciences dures, "cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas non plus être vigilant sur les sciences humaines et sociales (SHS)", prévient Jean-François Huchet.

Lui se souvient d'un colloque à l'Inalco sur les études tibétaines, "nous avions fait attention à limiter les risques". En 2016, l'établissement avait ainsi maintenu la visite du Dalaï Lama, annulée à Sciences po, malgré des lettres de l'ambassade et des menaces sous-entendues d'arrêt, voire de retrait de bourses, évoque le rapport sénatorial.

Un risque moindre pour la formation

Trois ans après la publication de ce rapport, l'Esigelec annonce, à la rentrée 2023, son projet d'implantation en Chine. Après un premier campus ouvert à l'université des sciences et technologies électroniques UESTC de Chengdu, l'école normande va ouvrir un second site à Jinan.

"Là encore, la prudence est de mise. Sur ce partenariat, nous nous sommes entretenus avec le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche mais également le ministère des Affaires étrangères", raconte Étienne Craye.

Mais, lorsque l'enjeu relève de la formation, le risque est moindre, estiment les acteurs interrogés. D'autant que le marché est plus que prometteur, si l'on accepte les risques économiques.

"On dépend des autorités locales, qui peuvent fermer notre campus du jour au lendemain", indique Laurent Ploquin, de retour de Chine. Le directeur de l'Istec, une école de commerce orientée sur l'alternance, y a signé plusieurs partenariats concernant notamment l'ouverture de formations dans le pays.

"Nous ne sommes pas dans des secteurs sensibles donc le risque d'espionnage industriel est moindre. Là où se poserait la question de l'ingérence, c'est si une entreprise étrangère faisait l'acquisition d'une école française en France. L'Istec n'étant pas à vendre, le risque ne se pose pas", tranche-t-il. Une allusion en filigrane à Brest BS, business school française qui s'appuie depuis 2017 sur le groupe chinois Weidong Cloud Education.

Un manque de "politique commune"

Si la vigilance concernant les partenariats avec la Chine s'est accrue, il manque cependant une politique commune, estime Léon Laulusa, directeur général de l'ESCP. Le président de la commission internationale à la CGE cite le cas de l'Allemagne où le DAAD (Office allemand des échanges universitaires) a publié un rapport sur la conduite à adopter de la part des établissements vis-à-vis de ce partenaire.

"Comme en Allemagne, cette conduite commune respecterait trois principes. Dans un premier temps, chaque établissement doit pouvoir décider de ses propres intérêts et attentes en matière scientifique. Dans un second temps, chaque partenariat doit faire l'objet d'une évaluation précise des risques. Enfin, il faut renforcer et élargir l'expertise que nous avons sur la Chine", explique le directeur de l'école de commerce parisienne, dont le prédécesseur, Frank Bournois est, par ailleurs, devenu vice-président et dean de la China Europe International Business School.

Un manque de collectif que déplore également Jean-François Huchet. "Nous n'avons pas de politique commune en l'absence de concertations et de documents pour fonder une action coordonnée. Nous sommes vigilants mais au cas par cas. Et ce traitement peut donner lieu à des problématiques dont on n'a pas forcément conscience, à l'échelle de l'établissement."

Pour autant, la Chine demeure un partenaire essentiel. "Nous devons y être, comme nous devons être aux États-Unis et au Japon", souligne Léon Laulusa.

Essentiel ? Oui, car quasiment tous les établissements du supérieur ont un lien ou un partenaire en Chine, mais aussi car le pays abritant 1,4 milliards d'habitants représente un important vivier d'étudiants ainsi qu'une force de recherche de pointe.

L'enjeu de la mobilité étudiante

Les partenariats se voient surtout dans la mobilité des étudiants. "Il y a un vrai désir de France en Chine, affirme Laurent Ploquin. On le constate en premier lieu par le nombre d'étudiants attirés par la France, qui repart après la pause du Covid."

Pour l'année 2021, le rapport sénatorial compte 47.500 étudiants chinois résidant en France. "Dans nos écoles de commerce, c'est la première population d'étudiants étrangers, indique Léon Laulusa. Dans l'optique de faciliter la mobilité étudiante, la CGE a d'ailleurs signé, en octobre dernier, une lettre d'intention avec le BOTC (Beijing Overseas Talents Center)."

Mais, au-delà de la volonté des établissements, la mobilité étudiante est contrainte par des décisions nationales : c'est un "enjeu politique", souligne Laurent Ploquin en évoquant la visite d'Emmanuel Macron en Chine, en avril dernier.

Les dirigeants avaient souhaité simplifier les allers-retours entre la Chine et la France, via la délivrance d'un visa de circulation de cinq ans pour les Chinois titulaires d'un master et ayant fait au moins un semestre d'études en France, que leur diplôme soit français ou chinois.

Une recomposition des partenaires internationaux

Parce que "la population étudiante de la Chine est bien plus importante que la nôtre, la relation est déséquilibrée", pointe Étienne Craye.

Faut-il parler d'une dépendance de l'enseignement supérieur français à la Chine ? Pas exactement. Depuis quelques années, les partenariats à l'international se recomposent, avec l'émergence de l'Inde, et les relations historiques qui demeurent fortes avec les pays d'Afrique de l'Ouest et du Maghreb. "À l'ESCP, 6% des étudiants étrangers accueillis sont chinois, contre 5,5% d'Indiens", précise Léon Laulusa.

C'est "justement" en diversifiant les partenariats que l'on peut éviter une dépendance à la Chine, indique de son côté Jean-François Huchet. Pour autant, il n'est pas question d'oublier ce partenaire essentiel. Encore moins alors que l'on célèbre, en 2024, le 60e anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine.

Malika Butzbach | Publié le