Chercheurs français partis à l’étranger : mobilité ou fuite des cerveaux ?

Clémentine Rigot Publié le
Chercheurs français partis à l’étranger : mobilité ou fuite des cerveaux ?
Les deux lauréats français du prix Nobel 2023, Pierre Agostini et Anne L'Huillier, exercent à l'étranger. // ©  Wei Xuechao/XINHUA-REA/XINHUA-REA
Le prix Nobel de physique a été décerné, fin 2023, à un groupe de chercheurs parmi lesquels deux français, Pierre Agostini et Anne L'Huillier. Seulement voilà : aucun des deux physiciens n’exerce en France. Hasard de parcours professionnel où symptôme de la fuite des cerveaux ?

Dans le monde de la recherche, la compétition fait rage pour accueillir les meilleurs chercheurs. "La recherche française, notamment publique, est de très haut niveau. Mais on constate que, dans la compétition internationale, il y a des standards que nous n’avons pas", regrette ainsi Michel Deneken, président de l'université de Strasbourg (67). Et ces standards pourraient inciter les chercheurs français à déserter les laboratoires nationaux.

Pour illustration : Pierre Agostini et Anne L'Huillier, co-lauréats du prix Nobel de physique en 2023, exercent tous deux à l'étranger, tout comme Emmanuelle Charpentier, prix Nobel de chimie en 2020 qui travaille en Allemagne depuis des années. Pour Michel Deneken, la fuite des cerveaux est "une réalité qui existe", même si selon lui, les deux Nobel de physique "ne sont pas les exemples les plus typiques de fuite de cerveaux", l'une ayant la double nationalité suédoise (Anne l'Huillier, NDLR) et l'autre étant à la retraite après une fin de carrière aux États-Unis (Pierre Agostini, NDLR).

Se concentrer sur les Nobel revient à s’intéresser à l'ensemble des joueurs de football professionnel uniquement au travers des dix premiers au classement du Ballon d'Or (C. Bosvieux-Onyekwelu, sociologue)

"C’est toujours une distorsion de parler de la recherche et de l'enseignement supérieur en France à partir de ces élites que sont des prix Nobel", nuance quant à lui Charles Bosvieux-Onyekwelu, chargé de recherche au CNRS et auteur de Précarité générale. Témoignage d'un rescapé de l'université. D’après le sociologue, se concentrer sur les Nobel revient à s’intéresser "à l'ensemble des joueurs de football professionnel uniquement au travers des dix premiers au classement du Ballon d'Or".

Les Nobel, l’arbre qui cache la forêt "du problème de précarité dans la recherche" qui pousse les chercheurs à quitter le pays ? Possible.

Des financements publics insuffisants

Les deux spécialistes s’accordent sur ce point : la question des moyens reste centrale dans le paysage de la recherche. "Il y a d’un côté les crédits récurrents qui sont attribués aux équipes de recherche et, d'autre part, les moyens qui viennent de réponses aux appels à projets", rappelle Charles Bosvieux-Onyekwelu.

Or ces derniers, complexes et chronophages, représentent, aujourd’hui, la grande majorité des moyens alloués. Un rééquilibrage de ce système permettrait d’économiser "du temps de travail dilapidé dans la réponse des appels à projets pour faire réellement de la recherche et non plus chercher de l’argent", plaide-t-il.

"Beaucoup de chercheurs se plaignent de passer trop de temps à chercher des financements", abonde Michel Deneken.

Les salaires des enseignants-chercheurs pas assez revalorisés

Au-delà de cette répartition des financements, la question des revenus propres pose problème. En cause : les revalorisations, versées sous formes de primes, et non pas d’augmentations de salaire. "Cela met en concurrence les personnels, car il n’y a jamais une enveloppe suffisante pour donner des primes à tout le monde", regrette Caroline Mauriat, co-secrétaire générale du SNESUP-FSU.

Des "salaires insuffisants" qui expliquent, en partie, la difficulté à recruter de jeunes thésards et leur départ à l’international, une fois leur doctorat en poche. La solution la plus évidente pour pallier ce délaissement : "Mieux financer l’enseignement supérieur public", affirme Caroline Mauriat.

Les raisons de ces départs dépassent même la question de la rémunération. "Il faut prendre en compte ce qu’on appelle l’environnement du chercheur : les conditions d’accueil, les locaux, les collaborateurs", liste Michel Deneken. Un environnement parfois plus attirant à l’international, tant par les conditions matérielles que par la possibilité de rejoindre des équipes de réputation mondiale.

Ce phénomène doit néanmoins être relativisé. "Quand de jeunes chercheurs quittent nos laboratoires pour un endroit prestigieux, nous avons un sentiment de perte, mais aussi de fierté !" assure le président strasbourgeois.

Vers une précarisation du statut de chercheur ?

Et parmi les enseignants-chercheurs, tous ne sont pas tous titulaires, loin de là. Nombre d’entre eux sont embauchés via des contrats courts. "Les appels à projets créent de l’emploi contractuel, donc souvent précaire. Quand on est chercheur, on a besoin d’un horizon libéré pour pouvoir se consacrer à sa matière grise, pas de se demander ce qu’on fera une fois notre contrat terminé", analyse Charles Bosvieux-Onyekwelu.

Début décembre, Emmanuel Macron présentait sa "vision pour l’avenir de la recherche française" en abordant notamment la question des statuts et déclarant qu'ils ne constituent pas "des protections aujourd'hui", mais "sont devenus des éléments de complexité".

Nous allons faire face à un problème important, dans les années 2030, à cause des départs à la retraite de cohortes d'enseignants-chercheurs (M. Deneken, président de l'université de Strasbourg)

"On torpille ce qui fait l’atout de la France alors qu’on devrait le soutenir", affirme Charles Bosvieux-Onyekwelu. La crainte ? Voir disparaître le statut de fonctionnaire dans la recherche "si la logique de la LPR (loi de programmation de la recherche) est menée à bout, car, à terme, le personnel statutaire dans la recherche sera minoritaire", met en garde le sociologue.

Un vivier d'enseignants-chercheurs qui se réduit

Aujourd’hui déjà, les professionnels du secteur font état de difficultés à recruter, notamment pour des postes de maîtres de conférences. "On assiste à une diminution du nombre de candidats. L'analyse que nous nous faisons, c'est que les conditions de travail ne sont pas attractives", explique Caroline Mauriat.

"Les étudiants voient bien que le cadre de leurs études ne s’améliore pas. Ils constatent nos conditions de travail et la vétusté des locaux", assure l'enseignante-chercheuse. Le risque, à terme : voir les jeunes délaisser les labos de recherche.

Une situation qui ne date pas d'hier. Pour l'élue, "le point de départ de l'accélération de la dégradation date du mandat Sarkozy et de la LRU (Loi sur la responsabilité des universités) de 2009". Depuis, d'autres lois, comme la LPR, "ont aggravé cela", affirme Caroline Mauriat.

"Nous allons faire face à un problème important, dans les années 2030, à cause des départs à la retraite de cohortes d'enseignants-chercheurs", redoute Michel Deneken.

Sans une redynamisation de l’attractivité de la France en matière de recherche, il sera difficile de les remplacer. "Ce sera donc une sorte de double peine : ceux partis à l’étranger ne reviendront pas et le vivier français risque de ne pas être complet".

Clémentine Rigot | Publié le