Un an de crise sanitaire : comment les pratiques pédagogiques ont évolué dans l’enseignement supérieur ?

Oriane Raffin Publié le
Un an de crise sanitaire : comment les pratiques pédagogiques ont évolué dans l’enseignement supérieur ?
Les innovations pédagogiques développées pendant la crise sanitaire pourraient faire évoluer durablement l'enseignement. // ©  Blue Planet Studio/Adobe Stock
Un an après le premier confinement, qui a vu la fermeture des établissements de formation, retour sur ses conséquences sur l’enseignement. Avec des innovations qui viendront sans doute enrichir durablement le fonctionnement des universités et grandes écoles...

"La contrainte est fertile, note Julien Bobroff, physicien et professeur à Paris-Saclay. Je déteste le distanciel, mais à partir du moment où nous sommes coincés dedans, il y a des choses à faire pour améliorer notre vécu et celui des étudiants. Aménager le calvaire pour en faire un terrain d’expérimentations pédagogiques". Passés le choc et la première urgence, les enseignants ont redoublé d’innovations pour s’adapter.

Il a fallu quitter le schéma traditionnel d’apprentissage, descendant. Rendre l’élève plus actif, scénariser différemment les cours pour éviter la lassitude. A distance, "le temps de transmission doit être plus court, explique Armelle Godener, directrice de la pédagogie à Grenoble école de management (GEM). On pratiquait déjà la classe inversée, nous avons intensifié cette tendance, avec des temps très séquencés, plus ludiques". Brise-glace, quiz, vidéos : les enseignants ont multiplié les formats et favorisé le learning by doing. "On ne pensait pas qu’à distance, on pouvait faire des choses aussi puissantes", se félicite Armelle Godener.

Changement de posture

Un changement de posture pour beaucoup, avec un travail exploratoire fourni par l’étudiant en amont, sur des supports transmis par l’enseignant, qui "devient un facilitateur de l’acquisition de compétences", explique Latifa Berkous, ingénieure pédagogique de l’Ecole polytechnique.

On ne pensait pas qu’à distance, on pouvait faire des choses aussi puissantes (A. Godener, GEM)

Sabine Bottin-Rousseau, coordinatrice de l’enseignement à distance à la faculté des sciences de Sorbonne-Université, travaillait sur les pédagogies innovantes avant la crise, notamment dans le cadre du programme européen 4EU+ pour favoriser la mobilité virtuelle. L’actualité a représenté l’opportunité de lancer Covid-19 crisis as a model for data litteracy, en partenariat avec trois universités européennes. Un cours transdisciplinaire, visant à développer l'esprit critique et la culture de la donnée, conçu dès le début pour être dispensé à distance. "Traduire quelque chose d’existant c’est toujours plus difficile. En partant de zéro, nous avons pu être plus innovants", explique Sabine Bottin-Rousseau. Un module conçu comme un Mooc, avec des vidéos très courtes, des interventions d’experts, etc.

En école vétérinaire, il a fallu contourner le manque de contact, pour l’enseignement clinique. "Nous avons créé des visio depuis nos cliniques, autour de cas concrets qu’elles recevaient", se souvient Henry Château, directeur des formations de l’école vétérinaire de Maison-Alfort. Observation des animaux, analyse de la démarche : des sortes de téléconsultation. "Même si le geste pratique en lui-même manquait", déplore le directeur des formations.

Mobiliser de nouveaux outils

"Pour les TP, il a fallu se réinventer. Nous n’étions plus présents auprès de l’étudiant, qui n’était pas équipé", se souvient également Julien Bobroff. Avec ses collègues, ils se sont alors tournés vers le smartphone des étudiants, un "véritable couteau suisse du physicien", qui permet de réaliser de nombreuses mesures. Ce sont les élèves qui ont construit des idées de manipulations, en fonction de ce à quoi ils avaient accès. "Nous étions dans l’accompagnement de leurs projets, pas dans la proposition", explique l’enseignant. N’hésitant pas à se saisir des outils des élèves, des logiciels comme Discord ou OBS.

Certains outils comme Wooclap permettent de faire parler la majorité silencieuse (L. Berkous, Polytechnique)

Car pour faire évoluer les pratiques à distance, les outils numériques ont été centraux. A la rentrée, le séminaire des premières années de GEM s’est déroulé sur un campus virtuel, où chacun disposait d’un avatar. Discours, temps informels, stands pour présenter le résultat de son travail : "c’était vraiment très vivant", se souvient Armelle Godener. "Certains outils comme Wooclap permettent de faire parler la majorité silencieuse", ajoute Latifa Berkous. "Dans un amphi de 500, on ne peut pas recueillir autant d’avis sur un brainstorming, par exemple”. Avec le numérique, cela devient possible : en quelques secondes, chaque étudiant peut s’exprimer.

Nouvelles compétences acquises par les enseignants

A l’X, un travail d’accompagnement des enseignants a été mené, afin de les former à ces outils. Car transposer ses cours et adapter sa pratique est exigeant et chronophage. Les élèves n’ont pas été oubliés : "Nous avons mis en place des ateliers consacrés à la méthodologie de travail, pour les aider à s’organiser à distance", explique Latifa Berkous. Réflexion sur la motivation et la concentration, gestion de l’agenda, méthode comme Pomodoro ou MindMapping, soutien motivationnel : ils ont été accompagnés pour étudier autrement.

Je ne pense pas que tout change de manière drastique, mais on pourra garder les bénéfices. (S. Bottin-Rousseau, Sorbonne-Université)

“Je pense qu’on a franchi un cap en termes de compétences : tous les collègues connaissent désormais les outils qu’on pouvait utiliser en enseignement à distance, note Sabine Bottin-Rousseau. Et nous avons produit beaucoup de ressources. En conséquence, on va sans doute pouvoir donner davantage d’autonomie aux étudiants, faire évoluer des choses. Je ne pense pas que tout change de manière drastique, mais on pourra garder les bénéfices”. Un avis partagé par tous, qui voient dans la crise sanitaire et ses conséquences, un accélérateur du changement. Même si l’avis est unanime : profs et étudiants ont besoin de revenir en présentiel. Mais pourquoi pas avec des modèles hybrides ?

Explosion des limites spatio-temporelles

"La phase analytique est indispensable pour digérer ce que l’on vient de vivre, soutient Latifa Berkous. Mais il est certain que nos maquettes pédagogiques seront beaucoup plus riches, avec des modalités très différentes". Pour elle, notamment, "la dimension spatio-temporelle a un peu éclaté". Nombre d’établissements envisagent désormais de proposer des échanges internationaux ponctuels ou des interventions d’experts dans leurs enseignements. "Faire un travail avec mes étudiants en présentiel et interagir avec une classe à l’autre bout de la terre, cela me semblait impossible avant. Maintenant, tout le monde a l’habitude", se félicite Julien Bobroff.

Le physicien entend ouvrir de nouveaux terrains de jeux. "Être hors de la salle de TP permet de faire des choses qu’on ne saurait pas faire dedans : on va proposer à nos étudiants de sortir dans la rue pour réaliser des expériences. Sortir du lieu sacro-saint, note-t-il. Garder le meilleur du présentiel et du distanciel". Depuis le début de la crise, il s’est engagé dans une démarche de partage d’expériences pour essaimer ces nouvelles pratiques.

Oriane Raffin | Publié le