François Garçon, auteur de "Enquête sur la formation des élites" : "Le mode de recrutement des enseignants-chercheurs relève soit du bricolage, soit du brigandage"

Propos recueillis par Fabienne Guimont Publié le
François Garçon, auteur de "Enquête sur la formation des élites" : "Le mode de recrutement des enseignants-chercheurs relève soit du bricolage, soit du brigandage"
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Enquête sur la formation des élites (1) risque de provoquer des remous dans le landerneau universitaire encore anesthésié par les grèves de 2008-2009. Recrutement à l’encan des enseignants-chercheurs, évaluation inexistante, absence de gestion des ressources humaines universitaires, carrières à vie… Cet essai documenté et nourri de près de 70 entretiens d’enseignants et de responsables universitaires de François Garçon remet en perspective les maux de l’université française à l’aune des systèmes d’enseignement supérieur suisse, britannique et américain.

Vous décrivez, dans votre essai, votre recrutement comme maître de conférences par l’université Paris 1 en moins d’un quart d’heure et la médiocrité que vous avez ressentie dans le milieu historique français. Quels dysfonctionnements vous paraissent les plus flagrants dans les universités françaises d’après votre enquête ?

Le mode de recrutement des enseignants-chercheurs est le point le plus flagrant de la non-excellence française des universités. Il relève soit du bricolage, soit du brigandage. Le brigandage, c’est lorsqu’un candidat « localier », chapeauté par un mandarin, est recruté pour lui servir de clone et lui succéder. À l’UCL [University College London] ou à l’Imperial College , on cherche à recruter des gens totalement différents de soi pour enrichir les points de vue. En France, l’exclusive d’écoles de pensée dans beaucoup de disciplines est entretenue par le CNU [Conseil national des universités].

Le bricolage, c’est lorsqu’on propose une short-list de professeurs étrangers [pour un jury de recrutement] mais sans moyens de les accueillir ou qu’il n’y a comme publication des postes à pourvoir qu’une ligne au fond du site du ministère. À l’École polytechnique de Zurich , 50 postes sont ouverts par an, et si la moitié de la population scientifique concernée ne répond pas à l’offre, l’université remet le poste en jeu ! L’autre tare de l’université française est que les enseignants-chercheurs n’ont aucun compte à rendre, qu'ils ne sont pas évalués. J’ai été recruté à 49 ans alors que j’étais au chômage, et on ne m’a rien demandé : si je n’avais pas publié, cela n’aurait rien changé à ma rémunération. La progression de carrière à l’ancienneté est universelle dans le monde universitaire. Ce qui change chez les Anglo-Saxons, c’est que l’accélération de carrière passe par le dépôt de brevets, les prix obtenus, les publications… En France, la prime d’encadrement doctoral représente dans ce cas le comble de l’imposture puisque certains enseignants essaient de maximiser leurs chances de l’obtenir en prenant entre 20 et 25 thésards. À Bâle, un doctorant voit son directeur de thèse tous les quinze jours, suit des séminaires toutes les semaines.

Pour vous, les systèmes suisse et britannique sont susceptibles de fournir des modèles adaptables à la France. Que piocheriez-vous dans ces « bons modèles » d’enseignement supérieur ?

Les universités suisses et britanniques sont publiques, autonomes et non sélectives [en Grande-Bretagne, les filières ont des numerus clausus et les frais d’inscription sont adossés à des prêts]. La recette du succès suisse réside dans une sélection précoce des compétences à 15-16 ans en recrutant les meilleurs élèves pour les métiers manuels dans des filières d’excellence. Ce pays a conservé l’appareil industriel de haute technologie (pharmacie, horlogerie, chimie, mécanique de précision…) avec des besoins de main-d’œuvre à forte valeur ajoutée et très bien payée. À titre de comparaison, alors que je gagne 2.700 € net mensuels, un ouvrier qualifié suisse touche 4.500 € par mois ! N’arrivent ensuite dans les universités suisses que des étudiants profilés pour des études longues, et motivés. Dans le système anglais, ce qui marche, c’est le très fort taux d’encadrement des étudiants par les enseignants : ils doivent entre cinq et douze heures de coaching par étudiant. Les étudiants qui payaient jusqu’alors 4.000 € de frais d’inscription attendent ce coaching. En France, je n’ai pas entendu un seul étudiant de Paris 1 exiger cela, alors qu’il y a eu dix-sept semaines de grève en 2008-2009. Le système des universités américaines est plus difficilement transposable en raison de la violence des frais d’inscription. Les prêts aux étudiants sont négociés et non systématiques comme en Angleterre. Et la disparité de niveau entre établissements et de salaires entre enseignants de ces catégories d’universités est assumée. Joseph Stiglitz gagne huit fois plus qu’un professeur d’économie lambda. C’est inimaginable en France. Nous n’avons pas de compétition réelle entre universités car nous n’avons pas de pôles d’excellence, isolés par matière, capables de créer la masse critique au niveau mondial.

Voyez-vous des changements qui ont amélioré le système français ces dernières années ?

Le système dual entre grandes écoles et universités, qui est pérennisé, est hallucinant. Un professeur devrait s’indigner devant cette injustice sociale. Comment les enseignants acceptent-ils cet apartheid social ? Cette ségrégation est le principal mal de l’enseignement supérieur français et je ne suis pas sûr que les PRES [pôles d’enseignement supérieur et de recherche] en viendront à bout. L’autonomie des universités a donné des pouvoirs étendus aux présidents qui peuvent choisir 30 % de leur conseil d'administration : je n’ai vu cela nulle part ailleurs. Lors du mouvement de 2008-2009, les enseignants-chercheurs ont sans doute redouté que les universités autonomes ne puissent engendrer encore davantage de micro-abus de pouvoir. Mais là où les équipes de direction des universités ont pris la mesure du désastre sans accuser systématiquement le manque de moyens, des pôles d’excellence comme à Toulouse ont surgi. Toulouse nous montre que tout ne va pas finir à Paris, où il y a aussi des pôles de médiocrité.

(1) Chez Perrin, 2011. Parution le 13 janvier 2011. Préface de Jean-Charles Pomerol, président de l’UPMC.


L’auteur

François Garçon est maître de conférences à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) depuis 1999. Ce Franco-Suisse passé par une boîte à bac cannoise a choisi de poursuivre ses études d’histoire à Genève et à Oxford. Après un doctorat obtenu en France, il a travaillé pendant vingt ans dans de grands groupes privés en lien avec le cinéma (Havas, Canal+, TF1…). Il a publié Le Modèle suisse (Perrin, 2008, réédité en 2011).

Propos recueillis par Fabienne Guimont | Publié le