S. Saurugger (Sciences po Grenoble) : "Nous sommes un laboratoire de débats et de controverses"

Agnès Millet Publié le
S. Saurugger (Sciences po Grenoble) : "Nous sommes un laboratoire de débats et de controverses"
L'IEP de Grenoble sort d'une période de crise touchant le personnel et les élèves. // ©  Photo fournie par l'établissement
Sciences po Grenoble a connu différents mouvements en trois ans. Si l'établissement s'est renforcé en rejoignant l'université Grenoble Alpes, il a également dû faire face à de fortes tensions entre élèves et enseignants. Sabine Saurugger, directrice de l'IEP depuis février 2020, revient sur cette période et nous dévoile les projets de l'établissement.
Sabine Saurugger directrice de Sciences po Grenoble
Sabine Saurugger directrice de Sciences po Grenoble © Sciences po Grenoble

Quelles sont les particularités de Sciences po de Grenoble ?

Sciences po Grenoble est un IEP (Institut d'études politiques) "d'équilibre". Comme celui de Bordeaux, il a été pensé pour former un triangle sur le territoire, avec Sciences po Paris. Ce sont les deux seuls IEP ayant un lien avec la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) de Paris.

Depuis sa création, notre IEP est particulièrement reconnu pour sa recherche fondamentale en politiques publiques et en sociologie politique, ainsi que pour sa recherche appliquée en sciences sociales, notamment sur les sondages, les grandes enquêtes, la recherche sur les partis politiques et les élections…

Comme celui de Bordeaux, l'IEP de Grenoble a été pensé pour former un triangle sur le territoire, avec Sciences po Paris

Cela se reflète dans nos projets de recherche, que ce soit nos projets H2020 ou ANR. Nous avons également un ERC en sciences sociales et cinq délégations IUF. Ce sont de belles performances pour un établissement de 45 enseignants-chercheurs.

Nous avons aussi un taux d'internationalisation très important. "L'ouverture aux mondes", c'est notre slogan, que ce soit une ouverture géographique, sociale (à travers un important programme d'ouverture sociale) ou une ouverture vers le monde du débat. Car la recherche, par définition, se base sur la discussion et la controverse.

Vous évoquez l'importance du débat dans l'Institut. En mars 2021, des tags accusant des professeurs de racisme ont constitué le point d'orgue de tensions impliquant élèves et enseignants. Deux procès se sont tenus, en janvier 2023. Où en est-on?

J'insiste sur le fait que cette affaire concerne un petit nombre de protagonistes. Par ailleurs, pour moi, chaque enseignant doit pouvoir s'exprimer. Et, éventuellement, être en désaccord avec d'autres collègues ou avec des étudiants. Mais il faut qu'ils puissent discuter, calmement.

Cette période a été très difficile pour les personnes - je m'inclus - et pour l'établissement. Mais rappelons que nous étions dans un moment de confinement. Tout s'est déroulé sur les réseaux sociaux et par mail. Nous ne pouvions pas discuter ensemble. Il y a eu des échanges en visioconférence, pour faire cesser ces tensions. Mais le contexte était très complexe.

Le temps de la justice de l'État est plus lent que le temps de la vie d'une école.... Les étudiants, évidemment, changent. Aujourd'hui, le débat s'est apaisé. Nous avons instauré un dialogue constructif, dans le respect de la pluralité d'opinions. C'est un travail de tous les jours.

Pourtant, des blocages et différentes actions ont encore eu lieu au printemps 2023.

Dans les IEP, il y a des blocages, on le voit chaque année. Par définition, nos étudiants sont politisés. C'est la même situation dans les autres IEP. Mais aujourd'hui, dès qu'il y a quelque chose à Grenoble, cela se sait. Je vis avec.

Je ne minimise pas le fait qu'il y ait eu des sit-in et des manifestations contre la réforme des retraites. Mon rôle, c'est de travailler avec la communauté enseignante et administrative pour qu'il y ait continuité pédagogique. Or, lorsqu'il y a eu ces blocages, nous avons assuré la continuité et terminé le semestre : les cours et les examens ont eu lieu.

Mais les débordements ont des conséquences. Des procédures disciplinaires sont en cours.

Dans un rapport publié en mai 2021, l'Igésr recommandait des évolutions structurelles. Ont-elles été appliquées ?

Nous avons mis en place l'ensemble des propositions institutionnelles : nous avons réécrit le règlement intérieur, créé des formations contre le harcèlement sur les réseaux sociaux et les violences sexistes et sexuelles.

Nous avons restructuré et resserré la direction, tout en essayant de faire en sorte que le dialogue avec l'ensemble de l'établissement n'en pâtisse pas.

En revanche, un chantier nécessite plus de temps, car les instances doivent s'exprimer : c'est le projet d'établissement et la restructuration administrative. Lancé avant la crise sanitaire, il est en train d'aboutir.

L'Igésr évoquait une affaire révélatrice d'un climat dégradé dans l'établissement… Et recommandait à Sciences po Grenoble de s'appuyer davantage sur les ressources de l'Université Grenoble Alpes (UGA).

C'est une question politique intéressante, à considérer dans un contexte national. Nous sommes un établissement à personnalité morale et juridique. Nous avons une autonomie totale sur notre manière de fonctionner.

Aujourd'hui, nous avons trouvé un équilibre bénéfique entre l'UGA et l'IEP et nous discutons des choses au cas par cas. Lorsqu'une synergie est efficace – comme l'accueil des étudiants internationaux ou la gestion des systèmes informatiques - nous la mettons en place.

Autre conséquence pour l'IEP : la décision du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes de ne plus accorder de bourses de mobilité internationale aux étudiants...

Cela a eu un impact pour la mobilité des étudiants, alors que celle-ci est obligatoire pour nos 200 élèves de 2e année.

D'une certaine manière, la région a décidé de pénaliser les étudiants les plus fragiles économiquement. Nous avons pu compter sur le soutien immédiat du ministère et de l'UGA. De manière exceptionnelle, nous avons aussi eu recours à nos propres moyens financiers, pour que les étudiants puissent partir.

La région a décidé de pénaliser les étudiants les plus fragiles économiquement.

Cela dit, le dialogue avec la région n'est pas rompu. Pour la rentrée 2023, toutes les portes sont encore ouvertes : j'essaie de trouver une solution pérenne.

Cette affaire a un impact sur la réputation de l'IEP. Comment faire pour se détacher de cette image ?

On peut, en partie, retenir cette affaire sous un angle positif. Elle montre aussi que ce qui se passe chez nous intéresse à l'extérieur.

Alors oui, le débat continue à exister, mais selon des règles scientifiques. Ces tensions sont le reflet de ce qui se passe dans la société, où les camps adverses deviennent de plus en plus incapables de se parler. Mais dans les IEP, nous devons permettre à chacun de développer son analyse.

Nous sommes un laboratoire de débats et de controverses, qui doivent être nuancés. Et toute cette affaire – aussi difficile qu'elle ait été – montre comment nous réussissons à surmonter ce débat. C'est cela que nous pouvons montrer au monde.

Quels changements votre nouveau statut d'établissement composante de l'UGA a-t-il apportés ?

Cela a été un processus de longue durée. Nous avons fait ce choix pour la synergie, d'abord. Nous apportons notre réseau et notre marque. Et l'UGA nous permet d'être plus visible à l'international, de créer plus de réseau. L'UGA représente 60.000 élèves, contre 2.200 élèves dans notre établissement – une taille qui nous permet d'être réactifs tout en abritant une recherche pointue et pluridisciplinaire.

Et surtout, en interne, cette articulation crée des coopérations plus étroites en matière de formations et de recherche, entre sciences dures et sciences sociales. Ces liens qui sont très importants, pour proposer un enseignement de qualité. Nous avons créé des parcours transversaux (un master Transition écologique et un autre sur la Transition numérique ou encore le parcours en cinq ans avec l'ENSAG et l'UGA sur "Architecture, urbanisme, études politiques").

Ce nouveau modèle a fonctionné trois ans, dans l'établissement expérimental. Il a reçu un avis favorable des conseils d'administration pour devenir "grand établissement". Nous espérons obtenir l'accord du gouvernement pour cet automne.

Quels sont les projets de l'établissement pour les mois à venir ?

Depuis trois ans, beaucoup de réformes ont déjà été engagées. Nous voulons lancer, à l'automne, une chaire Gestion de crise. Elle se basera sur un jeu de simulation, proposé, l'an dernier, à nos élèves du parcours de master Communication institutionnelle et politique. Celui-ci a bien fonctionné et nous voulons l'élargir à d'autres parcours.

Nous allons également lancer un Policy Lab, une structure qui centralisera toutes les informations sur nos projets tutorés pour les développer. Car ces partenariats avec des administrations et des entreprises représentent des projets très concrets pour nos étudiants, qui se prolongent parfois sur plusieurs années.

Par ailleurs, plusieurs événements sont prévus à l'occasion des élections européennes. Enfin, le 17e Congrès de l’Association française de science politique (AFSP) se tiendra en juillet 2024.

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