Sylvie Retailleau : "On nous inculque que l'homme est capable, et que la femme doit mériter"

Dahvia Ouadia, Clémentine Rigot Publié le
Sylvie Retailleau : "On nous inculque que l'homme est capable, et que la femme doit mériter"
Sylvie Retailleau est l'un des sept femmes scientifiques membres du gouvernement d'Elisabeth Borne. // ©  Fred MARVAUX/REA
Entretien exclusif. A l'occasion de la journée internationale des droits des femmes, Sylvie Retailleau, la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche évoque pour EducPros la question de la place des femmes dans les sciences et dans les postes à responsabilité à travers son parcours.

Quels freins avez-vous rencontrés dans vos études et votre carrière, en tant que femme de sciences ?

Je n’ai jamais eu le sentiment d’être passée à côté d’opportunités parce que je suis une femme, pendant mes études ou ma carrière d’enseignante-chercheuse, même si cela a été différent quand j'ai pris des responsabilités.

Mais il est vrai que physicienne, spécialisée dans les sciences pour l'ingénieur en électronique, je n’ai jamais eu dans mon entourage beaucoup de femmes ni en tant qu’étudiante ni en tant que chercheuse, alors même que j’étais à Paris-Sud, qui est une grosse université.

Quand j'ai été promue professeure, j'étais d’ailleurs la seule dans ma section pendant plusieurs années. C’était un milieu très masculin.

Comment l’avez-vous vécu ?

Avec le recul, je pense que j'ai dû travailler beaucoup plus parce que je suis une femme. Ça ne me dérangeait pas, j’étais passionnée par ce que je faisais, c’était incroyablement enrichissant !

Mais je me suis aperçue que beaucoup de femmes s'impliquaient dans le volet formation et pédagogie, tandis que lorsqu’on parlait recherche, gouvernance ou innovation, il n’y avait plus que des hommes autour de la table. Et comme la formation restait, dans les esprits, moins valorisée que la recherche, j'ai dû m'investir davantage pour mener à bien les deux volets.

Avec le recul, je pense que j'ai dû travailler beaucoup plus parce que je suis une femme.

Je pense que d'autres collègues hommes s’impliquaient moins en pédagogie parce que ça "rapportait" moins pour leur carrière. Alors qu’à l’inverse, la recherche, les publications, les responsabilités de laboratoire étaient davantage valorisées pour évoluer dans sa carrière.

Je me suis vite rendu compte que le temps et l’implication que l’on mettait dans la formation n’étaient pas assez valorisés. J’ai d’ailleurs monté une revue pédagogique et un congrès pour une meilleure reconnaissance de la formation.

Comment expliquer la désertion des filles pour les spécialités scientifiques ? Voyez-vous une évolution ?

Quand j’enseignais en lycée ou que j’échangeais avec des jeunes dans des salons, sans caricaturer, beaucoup de jeunes filles voulaient devenir vétérinaires ou s’orienter vers la médecine pour soigner, s’occuper de l’autre. Les garçons, eux, voulaient devenir PDG ou ingénieurs. Ils ne se projetaient pas dans ces carrières pour les mêmes raisons.

Les problématiques de transition écologique et de climat ont changé l'approche genrée du choix des métiers.

Je pense qu’on a mal vendu nos disciplines pour attirer davantage de filles : pendant des années, lorsqu’on présentait le métier d'ingénieur, on parlait électrotechnique, moteurs, transports etc. Alors qu'en mettant par exemple en avant les dimensions environnementales, nous avons moins de biais de genre dans l’attractivité.

Aujourd’hui les choses changent, et nous y travaillons : notre société et nos jeunes – filles comme garçons – ont besoin de sens. Ainsi, les problématiques de transition écologique et de climat ont changé l'approche du choix des métiers. Les jeunes accordent aujourd’hui une importance très haute à l'impact sociétal, environnemental à la bonne conduite de l'entreprise.

D’où viennent ces différences ? Quel impact ont-elles ?

Je pense qu'il n'y a pas qu'une explication, mais un faisceau de raisons. Il est certain que l'éducation, notamment dans la famille mais aussi dans la société en général, a un impact. Dès le plus jeune âge à l'école, il y a un traitement différent entre les genres, et ça se voit même sur les bulletins scolaires entre les bons élèves.

Pour une fille, c’est souvent le côté sérieux, le travail, la maturité qui sont mis en avant. Pour un garçon, on va plutôt dire qu'il est bon élève parce qu'il est intelligent, voire brillant.

En prise de poste, les femmes travaillent deux fois plus, rien ne nous est pardonné et rien n'est acquis a priori ; tout est à gagner a posteriori.

Ces différences de traitement peuvent marquer à vie. Et il faut les faire évoluer, je sais que mon collègue de l’éducation Pap Ndiaye y est très attaché. Moi, j'ai gardé cette étiquette d’élève sérieuse, travailleuse. Depuis petite, quand on est une femme - et ça, je l'ai appris en prenant des responsabilités - on doit en faire plus pour prouver. Chercheuse, j'en faisais plus, je devais faire mes preuves, travailler plus pour mériter ma position.

Finalement, on nous inculque que l'homme est capable, et que la femme doit mériter. En prise de poste, les femmes travaillent deux fois plus, rien ne nous est pardonné et rien n'est acquis a priori ; tout est à gagner a posteriori.

On évoque souvent l’importance d’avoir plus de femmes dans les sciences. Mais pourquoi est-ce aujourd’hui essentiel qu’elles prennent leur place ?

C’est essentiel, notamment en science, car avoir plus de femmes dans les sciences permettrait de réduire les biais apportés par des modèles uniquement masculins. Une femme qui code ne prendra pas les mêmes données en compte que les hommes, par exemple. Et il existe plusieurs exemples de ce type. Pendant des années, les mannequins dans les tests de crash de voitures étaient faits d’après des gabarits d'hommes, notamment au siège conducteur, ce qui a un impact concret sur les risques encourus par les femmes en cas d’accident. Puis, quand on a décidé de mettre un mannequin au gabarit de femme dans le véhicule, on l’a bien sûr mis sur le siège passager… C’est en train de changer, mais c’est très récent.

De la même manière, pour déterminer la bonne température ambiante, les modèles ont longtemps été calés sur le fonctionnement du corps de l’homme. On dit souvent que les femmes sont frileuses, mais une récente étude montre que la température moyenne du corps de l’homme n’est pas la même que celui de la femme. Or on fixe toujours un thermostat sur la température moyenne du corps de l'homme.

Il faut pousser les jeunes filles dans ces domaines, car le monde sera différent avec leur regard.

Dernier exemple, en médecine, la surreprésentation des hommes fait qu'on ne prend pas assez en compte les spécificités du corps féminin pour certains diagnostics, comme l'infarctus par exemple. Les symptômes de l’infarctus ne sont pas les mêmes entre femmes et hommes mais pendant longtemps, ce sont ceux des hommes qui ont fait référence et qui ont été inculqués.

Tous ces exemples montrent qu’il faut pousser les jeunes filles dans ces domaines, car le monde sera différent avec leur regard. S'il n'y a pas cette représentation, cela change la vision du monde, les décisions et les manières de gouverner. Pour toutes ces raisons, je suis très fière de contribuer à changer ces biais en travaillant au sein d’un Gouvernement dirigée par une femme ingénieure Première ministre. Aux côtés d’Isabelle Rome, en charge de l’égalité femme-hommes, nous ne sommes pas moins de sept femmes scientifiques au sein de l’équipe gouvernementale.

Vous avez été présidente d’université, c’est un poste encore trop rarement occupé par des femmes. Pourquoi ?

En réalité, je ne me suis jamais dit que j'allais être présidente d'université. Je n'ai jamais eu de plan de carrière de ce type. Cela s'est fait petit à petit parce que j’ai été portée par des projets. C'est mon investissement, mon implication dans des projets forts qui m'a menée à des postes de vice-doyenne, de doyenne, puis de présidente d'université à Paris Sud puis de la Comue Paris-Saclay et enfin celle de l’université Paris-Saclay. Et à chaque fois, j'étais la seule candidate femme à ces postes.

Je pense que ce schéma est commun à beaucoup de femmes, celui d’un avancement par opportunités, par projets plutôt qu'un plan de carrière.

Comment changer la situation ?

Les femmes sont évidemment capables d'occuper ces postes. Je pense qu'il faut aller les chercher, car elles n'osent pas toujours y aller d'elles-mêmes. C’est le travail que nous menons concrètement autour de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, grande cause des deux quinquennats du président de la République. Je pense qu'avec plus de femmes présidentes d’établissement, on va changer les façons de fonctionner.

Ce sont plutôt les hommes qui devraient se demander, "pourquoi moi ?"

On dit souvent que les femmes doivent arrêter de s'auto censurer, de se poser trop de questions. C'est vrai. Je dirais aussi qu'il faut prendre conscience qu'on apporte quelque chose de différent par rapport aux hommes. Il ne s’agit pas de se lancer simplement pour prendre un poste à responsabilité, mais parce qu’on le fait différemment. Je pense que les femmes devraient davantage oser se lancer ; mais il faudrait aussi que les hommes se remettent davantage en question, qu’ils hésitent un peu plus, qu’ils se demandent ce qu’ils apportent de plus. Ce sont plutôt les hommes qui devraient se demander, "pourquoi moi ?".

Dahvia Ouadia, Clémentine Rigot | Publié le