Comment débattre sereinement dans les établissements du supérieur ?

Éléonore de Vaumas Publié le
Comment débattre sereinement dans les établissements du supérieur ?
Le débat a-t-il encore sa place dans l'enseignement supérieur ? // ©  université de Nantes
Face à certains sujets de société clivants, les établissements de l'enseignement supérieur ne doivent pas reculer. Lieu de débats par essence, les universités et grandes écoles ont au contraire un rôle à jouer pour faire vivre les divergences tout en respectant leur neutralité institutionnelle.

En mars 2022, la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Lille accueillait une conférence de l'avocat Richard Malka (ayant notamment représenté le journal Charlie Hebdo), déclenchant une vague d'indignation telle que l'événement a failli ne pas avoir lieu au sein de l'institution.

Une controverse qui en rappelle plusieurs autres. En octobre 2019, la venue de la philosophe Sylviane Agacinski, opposée à la GPA et à l'ouverture de la PMA à toutes les femmes, est vivement critiquée, obligeant l'université de Bordeaux-Montaigne (UBM) à la reporter. Quelques semaines plus tôt, Sorbonne université doit se résoudre à annuler la pièce de théâtre Les Suppliantes, face à de fortes crispations. Des cas isolés ?

"Il y a beaucoup d'attention portée sur tel ou tel événement sensible, mais cela ne représente en réalité qu'une partie infime de l'iceberg de ceux que nous organisons", replace Pierre-Marie Chauvin, vice-président de Sorbonne université.

L'université a toujours été parcourue d'épisodes de grandes confrontations sur des sujets à controverse. Logique donc que les sujets, comme les enjeux environnementaux, les inégalités, les conflits géopolitiques, les identités et les religions, ne s'arrêtent pas aux portes des établissements de l'enseignement supérieur. Logique aussi que la conflictualité qui les accompagne dans la société s'infiltre dans les amphis ?

"Nous vivons dans une société de plus en plus polarisée. On ne peut imaginer que les universités, malgré toute leur bonne volonté, ne soient pas totalement imperméables à cette polarité qui, sans nul doute, influencent les étudiants", observe Sabine Saurugger, directrice de Sciences po Grenoble dont l'établissement a lui-même été traversé d'épisodes très conflictuels.

L'actualité peut percuter de façon particulièrement violente le quotidien des établissements. Signe de la montée de certaines tensions, Sylvie Retailleau, ministre de l'Enseignement supérieur, s'est rendue à l'université Paris-Nanterre, le 21 novembre.

Objectif : réaffirmer "la détermination de l’État et des établissements pour assurer le respect des lois de la République, et offrir à chaque étudiant les conditions nécessaires à la sérénité de sa formation. L’antisémitisme n’a nulle part sa place", alors que les universités enregistrent un regain d'actes antisémites, en lien avec la guerre qui oppose Israël et le Hamas depuis le 7 octobre.

Comment l'université doit-elle accueillir ces débats ?

Si les établissements ne sont pas épargnés par les désaccords, la question est de savoir comment ils peuvent les accueillir. Faut-il les éluder face à des pressions trop fortes ou, au contraire, les abriter, au risque de débordements ?

"La mission de l'enseignement supérieur est d'abord de créer et de transmettre du savoir, mais elle est aussi de mettre en place les conditions pour que le partage de ces savoirs soit possible, et parmi elles, celle de cultiver la controverse productive de connaissances", estime Aurélien Feix, enseignant-chercheur à TBS Education.

Un avis partagé, notamment par Pierre-Marie Chauvin, de Sorbonne université pour qui le supérieur doit être un lieu où le débat est favorisé, ne serait-ce que parce qu'il est lui-même vecteur de connaissances. "De toutes façons, qu'on le veuille ou non, il peut surgir n'importe quand, au détour d'une conversation, par une question d'un étudiant ou dans les instances qui constituent la vie démocratique de l'université. À nous, professionnels de l'enseignement, d'en faire des espaces de discussions en faisant vivre les différentes positions."

Les conditions d'une controverse productive

C'est en d'autres termes la définition d'un débat constructif, à distinguer de la polémique qui, elle, vise à réduire l'opposant au silence et n'a pas sa place à l'université.

"De plus en plus de débats sont fondés sur des opinions. Or, c'est précisément ce que nous voulons éviter en privilégiant les débats scientifiques et sereins", instruit la directrice de l'IEP de Grenoble qui reconnaît la complexité de cette ligne de conduite face à des sujets où l'émotion est vive.

Par "sereins", il faut comprendre, non pas la capacité à étouffer les divergences, mais, à l'inverse, celle d'autoriser la contradiction. Ce, dans la mesure où le débat repose sur une méthode scientifique rigoureuse et un cadre juridique qui interdit la parole insultante ou raciste.

Un débat qui, surtout s'il aborde des sujets brûlants, suppose un travail de préparation pour identifier les "bons" protagonistes, à savoir ceux permettant d'exprimer une pluralité de points de vue.

"Il faut favoriser l'expression d'un nuancier de positions et éviter de donner de la visibilité à des discours de haine qui contribuent à polariser les débats, recommande Pierre-Marie Chauvin. Sur des thèmes compliqués, il est nécessaire de rentrer dans l'épaisseur des sujets pour éviter le débat superficiel ; ce qui suppose du temps et des références."

Conserver une neutralité institutionnelle

Garder en tête la neutralité institutionnelle, telle est donc l'aspiration. Un leitmotiv pour tous les établissements du supérieur. "Aussi indispensable qu'il soit au bon fonctionnement de nos démocraties, l'activisme est souvent simplificateur et donc antinomique à la controverse productive qui doit prévaloir dans l'enseignement supérieur", juge Aurélien Feix.

Le professeur a contribué à la rédaction d'une charte ayant vocation à encadrer les débats d'idées dans son école de commerce. Imaginée en 2021 par une poignée d'enseignants de TBS Education, préoccupés par la difficulté à parler raisonnablement de sujets à controverse, cette dernière conseille aux personnels de l'école de promouvoir ce type de pratiques dans leur pédagogie.

"L'objectif est de forger l'esprit critique des étudiants pour qu'ils soient en mesure de comprendre les racines des désaccords idéologiques, d'identifier les entraves à la réflexion raisonnée et d'apprendre à gérer leurs émotions dans des discussions clivantes", poursuit l'enseignant-chercheur. De son côté, dans une problématique proche, France Universités publie, le 8 décembre, un Guide de la laïcité à l'université.

La charte de l'école de commerce toulousaine pourrait essaimer dans les autres établissements, en particulier dans les écoles d'art où un enseignant qui souhaite rester anonyme rapporte une montée en puissance de la "non-possibilité d'engager un débat".

"Je vois et j'entends à travers les témoignages de mes confrères que certains s'autocensurent. Ce qui, à mon sens, pose un véritable souci."

Il faut surtout, estime Céline Masson, "que nos instances osent intervenir clairement et fermement afin de faire respecter les libertés académiques. C'est du moins ce que j'aurais aimé quand j'ai été attaquée en 2022 à propos d'un écrit sur la médicalisation d'adolescents qui s'identifient trans, raconte l'enseignante-chercheuse à l'université de Picardie Jules Verne (UPJV). Si j'ai eu des soutiens discrets, il aurait fallu faire preuve de courage et proposer justement un débat autour de cette question."

Éléonore de Vaumas | Publié le