Grandes écoles : l’autre affaire du master

Céline Authemayou Publié le
Grandes écoles : l’autre affaire du master
Faute d'avoir signé une convention de partenariat avec un EPSCP, l'EPITA ne recrutera pas de nouveaux élèves pour son master international, à la rentrée 2016. // ©  Denis Allard / R.E.A
Après la sélection en master à l'université, le Conseil d’État doit se prononcer sur les masters internationaux des grandes écoles. Suite à l’application de la loi ESR de 2013, les établissements de statut privé se retrouvent dans l’incapacité de délivrer seuls ce diplôme. Une situation jugée "discriminante" par les écoles d'ingénieurs, qui doivent trouver des solutions pour continuer de proposer ces cursus.

Les dossiers de candidatures s'accumulent sur son bureau, mais il ne peut pas y donner suite. À la rentrée 2016, Joël Courtois ne pourra pas recruter de nouveaux élèves pour le master international en sciences et technologies, mention informatique que propose l'EPITA. L'école d'ingénieurs francilienne, de statut privé, a perdu le droit de délivrer un diplôme national de master, depuis l'entrée en vigueur de la loi ESR en 2014.

Habilitée en 2011 pour une durée de quatre ans, la formation a obtenu une prolongation de l'habilitation d'un an en 2014. Mais, cette année, le directeur doit purement et simplement annuler les recrutements. À 13.000 euros la formation, cette année blanche se transforme en une perte de 780.000 euros pour l'école, cette dernière accueillant chaque année une soixantaine d'élèves. "Ce master se portait très bien, regrette Joël Courtois. Au moment où nous atteignons nos objectifs en termes d'effectifs, on nous coupe les ailes..."

une question qui divise écoles et ministère

D'autres établissements sont confrontés au problème. La situation trouve ses racines dans l'application de la loi ESR, en janvier 2014. À partir de cette date, seuls les établissements de statut EPSCP (Établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel) – puis EPA (établissement public administratif), à partir de septembre 2014 peuvent délivrer des diplômes nationaux de master (DNM). Les autres – écoles de statut privé – doivent s'associer à un EPSCP pour co-délivrer ce type de diplômes. 

Autre effet de la loi, les masters internationaux (des formations appelées master Duby, à destination des étudiants étrangers), qui jouissaient jusqu'alors d'un traitement particulier, se retrouvent désormais considérés comme des DNM. Les faisant ainsi rentrer dans le rang et les soumettant aux mêmes contraintes que les autres masters.

Après un premier vent de contestation, venu notamment de la Cdefi (Conférence des directeurs d'écoles françaises d'ingénieurs), la Conférence des grandes écoles a saisi le Conseil d'État en avril 2015, "pour mettre fin aux discriminations concernant la délivrance du diplôme national de master". La haute juridiction doit rendre son avis au plus tard début avril 2016.

"Nous attendons ce retour avec impatience, concède Jean-Michel Nicolle, directeur de l'école d'ingénieurs EPF, président de l'UGEI (Union des grandes écoles indépendantes) et en charge du dossier pour la Cdefi. Il est temps qu'intervienne un éclairage indépendant sur le sujet pour trancher une question qui divise tutelle et écoles."

des partenariats parfois complexes avec les epscp

Sur le terrain, les établissements s'organisent et tentent de s'adapter aux nouvelles exigences réglementaires. C'est le cas de l'Esigelec, à Rouen. L'école privée et l'Insa voisine – de statut EPSCP – entretiennent des liens privilégiés depuis plusieurs années. Elles ont signé une convention courant 2015. Grâce à cet accord, l'Esigelec conserve le droit de délivrer ses deux masters internationaux, désormais cosignés avec l'Insa.

"Nous avons trouvé une solution élégante et intelligente, reconnaît Étienne Craye, directeur de l'école d'ingénieurs privée. Nous allons travailler ensemble pour que les deux établissements s'impliquent dans ces formations. Mais d'autres collègues se retrouvent dans des rapports de force complexes."

"Les universités sont très frileuses lorsqu'il s'agit de tisser un partenariat autour d'un master international", constate Francis Jouanjean, délégué général de la CGE. Ce que confirme Joël Courtois. "Le point de blocage concerne le coût de la formation", résume-t-il.

Dans un contexte d'élection des présidences, ces dernières préfèrent repousser de quelques mois les négociations. "On va en arriver à désespérer les écoles de mener des initiatives, peste Francis Jouanjean. On met des bâtons dans les roues de ceux qui font en sorte que les établissements gagnent en visibilité internationale."

Les enjeux sont culturels et politiques. La tutelle a conscience de la qualité de nos établissements. Mais je ne suis pas persuadé que l'ensemble de la communauté universitaire soit du même avis.
(J.-M. Nicolle)

En septembre 2014, Geneviève Fioraso, alors secrétaire d'État à l'Enseignement supérieur et à la Recherche, reconnaissait, lors d'une assemblée générale de la CGE, l'importance de ces cursus. Et permettait aux EPA de délivrer seuls les diplômes. "Les enjeux sont culturels et politiques, analyse Jean-Michel Nicolle. La tutelle a, je pense, conscience de la qualité de nos établissements. Mais je ne suis pas persuadé que l'ensemble de la communauté universitaire soit du même avis."

Et les écoles de dénoncer une discrimination par le statut, qui fait, selon elles, office de double peine. Face à la baisse des subventions accordées par l'État, les établissements souhaitent pouvoir continuer de développer des produits de formation, leur permettant aussi bien de se développer à l'international que de trouver de nouvelles sources de financement.

"Nous ne demandons pas que les écoles puissent ouvrir des masters sans aucun contrôle, tient à rappeler Francis Jouanjean. Le ministère a le monopole de la délivrance des titres universitaires et il doit le garder. Nous voulons juste que tous les établissements soient en droit de déposer un dossier, de le voir accepté ou refusé par le ministère."

la question de la marque sur le diplôme

Bien avant le sujet des masters internationaux, Florence Darmon, à la tête de l'ESTP (École spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l'industrie), a expérimenté la convention de partenariat, pour permettre à son établissement de délivrer des licences professionnelles. Une expérience qui l'a quelque peu échaudée.

En 2008, un cursus "métiers de la construction" est inauguré, grâce à une alliance avec le Cnam. Sur le diplôme, le nom de l'école n'apparaît pas, ce que déplore la directrice : "Dans le cadre d'un master international, les étudiants étrangers viennent chercher un produit ESTP, clairement identifié ailleurs dans le monde sur un secteur niche... Quel intérêt pour eux si la marque n'apparaît pas sur le diplôme ?"

L'école, qui propose un seul master international dédié au génie civil, a obtenu en 2015 l'autorisation de le délivrer pour trois ans. Pour l'instant, Florence Darmon attend et ne s'est pas encore rapprochée d'un EPSCP. "Vous imaginez un produit, vous le développez puis ensuite, vous devez le céder à un tiers ? Ce manque de liberté freine incontestablement l'imagination..."

Le label Eespig, un bon compromis ?

Une première solution au problème pourrait venir de la qualification EESPIG (Établissement d'enseignement supérieur privé d'intérêt général). Créé par décret en juin 2014, ce label vise à rassembler tous les établissements privés d'enseignement supérieur, à but non lucratif, signataires d'un contrat avec l'État.

L'UGEI, notamment, milite avec ferveur pour que le ministère autorise les écoles labellisées à délivrer des masters internationaux. "Ce label est une nouvelle reconnaissance, une assurance de plus de la qualité des formations que délivrent nos écoles", argumente Jean-Michel Nicolle. Du côté de la rue Descartes, pourtant, le discours est très clair : "Cette évolution n'est pas à l'étude et le périmètre de délivrance des DNM n'a pas vocation à changer."

Les masters internationaux pas concernés par le jugement "sélection"
Depuis l'application de la loi ESR, les masters internationaux sont assimilés à des "diplômes nationaux de masters". Leur évaluation par le HCERES a donc lieu tous les cinq ans, là où, avant 2014, une commission spécifique se prononçait tous les ans.

En revanche, s'adressant à des élèves internationaux, ils ne sont pas concernés par le précédent avis du Conseil d'État, dédié à la sélection en M2. Les élèves étrangers ne pouvant pas faire valoir un diplôme français de premier cycle, ils ne relèvent pas du Code de l'éducation. Les diplômes internationaux pourront donc continuer de sélectionner leurs élèves sans être inscrits dans le décret en cours de préparation par le secrétariat d'État.

Céline Authemayou | Publié le