La méritocratie scolaire à l’épreuve du marché (deuxième partie)

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La méritocratie scolaire à l’épreuve du marché (deuxième partie)
Marie Duru-Bellat et Philip Brown (DR) // © 
Dans un débat organisé par la nouvelle revue "Sociologie", deux sociologues de renom, Marie Duru-Bellat, professeur à Sciences po, membre de l’Observatoire sociologique du changement, et Phillip Brown, professeur à l’université de Cardiff, responsable du groupe de recherche WELM « Work, Employability and Labour Markets », répondent à une question essentielle : « Que devient le mérite scolaire face à l’extension du marché comme mode de régulation des rapports sociaux à l’échelle nationale et mondiale ? ». Une réflexion d'actualité au moment où les effets pervers du système méritocratique sont soulignés, et où les politiques insistent sur les dispositifs d’égalité des chances. Nous reproduisons de larges extraits de ce débat en deux volets. Voici le second.


« Mise aux enchères » globale des diplômés pour Philip Brown contre « marché du mérite » pour Marie Duru-Bellat

Philip Brown (PB) : (…) Credential inflation is an inevitable consequence of the mismatch between education and the job market, leading to a decline in the exchange value of most credentials. This however may not be true for those with credentials from elite institutions, as employers differentiate more in terms of “quality”. Does it, for instance, carry the imprimatur of an “elite” or of a “second chance” institution? This, of course, is nothing new. Companies have been targeting elite institutions in search of “high flyers” for decades, but this strategy has added significance because one of the consequences of economic globalisation has been the internationalisation of corporate recruitment. For elite managerial and professional positions, American and British companies increasing fish in a global pool for talent, recruiting from elite institutions rather than diversifying their recruitment to second or third tier institutions within specific national contexts.

Credential inflation may also encourage employers to keep raising the entry bar as a way of regulating the number of applications. (…) As one employer explained, “paper qualifications are the first tick in the box and then we move onto the real selection”. Thus, there is a change in the way employers’ appropriate credentials.

“Considerable importance is attached to personal and social skills alongside any consideration of the knowledge requirements of the job”

(…) Considerable importance is attached to personal and social skills alongside any consideration of the knowledge requirements of the job.

(…) Therefore, while an education-based meritocracy rests on the principle of eliminating “social” differences between students so that academic performance mirrors individual ability and effort, in emphasising personal qualities employers have made “social” competences an explicit feature of their hiring decisions. Whether this reflects real changes in organisational imperatives or simply a new technology of exclusion remains a mute point. Our research suggests that it is a combination of both, but rather than lacking the appropriate credentials, candidates are now excluded for lacking the “personal” qualities for managerial and leadership roles.

Marie Duru-Bellat (MDB) : Le marché du travail est un marché et l’examen des critères de recrutement et de rémunération est tout à fait révélateur des « cours » (au sens des cours de la bourse) du mérite. Les enquêtes du CEREQ, par exemple, pointent les difficultés éprouvées par les employeurs pour déterminer la valeur des candidats à l’embauche et ce qui sera considéré et rémunéré comme mérite (professionnel). Comme dans le milieu scolaire, déterminer le mérite n’est pas immédiat. Certes, aujourd’hui, le diplôme fait partie des critères obligés, parce que c’est le fait de n’en point avoir qui devient discriminant. Mais on ne peut pour autant s’en tenir là, car précisément les diplômes sont nombreux sur le marché (…)

« On exige à présent des compétences et non plus des qualifications »

La dévalorisation des diplômes ne découlerait pas seulement d’un décalage entre flux de diplômés et flux d’emplois. (…) Contrairement à la rhétorique de l’économie de la connaissance, les emplois d’aujourd’hui (et sans doute de demain) ne sont pas nécessairement plus exigeants en connaissances ou compétences strictement académiques et donc en diplômes. Ainsi, dans le secteur des services, le fait d’être doté de connaissances scolaires élevées a une pertinence bien moindre que d’autres attributs de la personne, et la valeur des prestations des employés est souvent indissociable de leurs qualités personnelles. Ce « capital personnel » de plus en plus décisif, c’est à la personne de le valoriser, pour se rendre employable sur le poste désiré, c’est-à-dire capable de l’habiter de manière autonome et intelligente. Les glissements sémantiques sont à cet égard révélateurs : on exige à présent des compétences et non plus des qualifications ; les premières renvoient à l’individu, les secondes résultaient des exigences de postes insérés dans une organisation collective du travail.

L’employabilité : une notion nouvelle pour de nouvelles relations entre logiques scolaires et monde du travail ?

PB : (… ) Virtually all policy statements fail to recognise the duality of employability as it not only depends on whether one is “objectively” able to fulfil the requirements of specific jobs, but also on how one stands “relative” to others within a hierarchy of job seekers. This leads to an alternative definition of individual employability as the relative chances of getting and maintaining different kinds of employment.

This focus on the relative chances of individuals from different social classes, genders or ethnic groups gaining access to various kinds of employment does not ignore the current policy focus on technical or social skills, but it does show how it is possible to be employable and not in employment. It also shows that relative differences in performance based on class, gender and racial inequalities continue to be decisive in shaping life chance. For example, although organisations rarely keep records of the social characteristics of those they accept or reject, one organisation in our study of graduate employability received 14.000 applications for around 400 places. Candidates applying from Oxford University had a 1 in 8 chance of success, while the ratio for those applying from newer, less prestigious universities, was 1 in 235 (…).

MDB : (…) La rhétorique de l’employabilité consiste à renvoyer sur les personnes la responsabilité de se montrer « employables » et ce en mobilisant bien d’autres atouts que leurs seuls diplômes.

Pourtant, le cours de la valeur professionnelle d’une personne, en d’autres termes le cours de son mérite professionnel, est profondément cadré par des rapports sociaux et aussi par tout un contexte économique contraignant. (…)

Qu’un jeune financier soit (bien) mieux rémunéré qu’un docteur en philosophie n’autorise pas à conclure que le premier a un mérite (bien) supérieur au second. (…).

La récente crise financière en fournit un exemple flagrant : ces traders hyper bien payés, reconnus comme les héros méritants de l’heure, étaient jugés sur des qualités de prise de risque qui apparaissent aujourd’hui sous un jour moins méritoire ; et peut-être un jour valorisera-t-on davantage, lors de leur embauche, leurs qualités morales que leur virtuosité mathématique…

(…) Il y a sans doute bien plus de gens talentueux et travailleurs que de positions où leurs qualités seront parfaitement reconnues… Dès lors, l’aléa prime sur le mérite. Souligner que personne ne peut dire qu’il mérite strictement tout ce qui lui arrive ou ce qu’il fait de sa vie peut choquer, vu la prégnance et le caractère fonctionnel de la croyance en un monde juste. Il est pourtant capital de le faire, dans le climat d’individualisation et de culpabilisation que nous connaissons.

(…) Une mobilité ascendante a plus de chances d’advenir quand 20 % d’une classe d’âge vise des emplois qui correspondent à 15 % des places, comme c’était le cas au début des années 1980 que lorsque 40 % d’une classe d’âge vise des emplois qui correspondent à environ 20 % des places. Cette situation inédite par rapport à celle non moins inédite des années 1960 engendre une tension qui n’est guère propice à une égalisation des chances…

« 40 % de la mobilité sociale est de nature structurelle, c’est-à-dire résulte des changements de structure socio-économique d’une génération à l’autre »

Ce cadre structurel est essentiel quant à l’avenir (incertain) de la méritocratie : qu’elle soit fondée entièrement ou beaucoup moins sur le mérite, l’ascension sociale dépend avant tout des opportunités qui se présentent sur le marché du travail : environ 40 % de la mobilité sociale est de nature structurelle, c’est-à-dire résulte des changements de structure socio-économique d’une génération à l’autre. Une fois de plus, l’idéologie méritocratique est donc trompeuse en ce qu’elle suggère que les destinées pourraient relever entièrement de facteurs purement individuels.

De nouvelles opportunités pour les individus issus des classes populaires et des minorités ethniques dans l’enseignement supérieur et l’entreprise ?

MDB : Dès lors que les recherches montrent que tout ne se joue pas uniquement sur les bancs de l’école, il convient de revisiter profondément les analyses traditionnelles des phénomènes de reproduction des inégalités d’une génération à l’autre. Vu l’importance des inégalités sociales d’accès aux diplômes, le fait que ces derniers soient moins décisifs peut en soi être porteur de moins d’inégalités sociales. (…).

Il reste que nombre des qualités recherchées au stade de l’insertion professionnelle ont plus de chances de se développer grâce aux activités extrascolaires, mais aussi via toute une éducation familiale plus informelle et aussi inégale et diversifiée que le sont les familles elles-mêmes. C’est là une forme efficace d’héritage à la fois difficile à compenser et décisive : les enfants tendent à ressembler à leurs parents non seulement par leur apparence physique ou leur niveau d’éducation, mais aussi par nombre d’attitudes telles que la confiance en soi ou les capacités d’adaptation sociale. Et ces attitudes affectent de manière importante le déroulement de toute la vie professionnelle.

Il est donc, à nouveau, difficile d’escompter une réduction de la force des héritages sociaux, dès lors que les familles où grandissent les enfants restent inégales. (…)

« Les relations entre formation et emploi tendent plutôt à se détendre parallèlement à l’expansion du nombre de diplômés et à la moindre croissance des emplois de niveau élevé »

Ces évolutions ne sont pas franco-françaises… Les analyses européennes récentes, je les ai évoquées, non seulement montrent qu’en moyenne les relations entre formation et emploi tendent plutôt à se détendre parallèlement à l’expansion du nombre de diplômés et à la moindre croissance des emplois de niveau élevé, mais aussi que si pour les plus défavorisés le diplôme est la voie privilégiée pour avoir une chance d’ascension sociale, la relation entre diplôme et devenir professionnel est moins marquée pour les plus privilégiés car, en cas d’échec scolaire, ils parviennent à minimiser les conséquences négatives qui devraient en découler, si la méritocratie régnait. Non seulement on défend la méritocratie scolaire quand on est du côté des gagnants du système scolaire, mais on peut être « mauvais perdant » quand on a en main d’autres atouts que ceux-là seuls qui découlent de la scolarité… (…)

Il faut donc conclure à la permanence de luttes pour les meilleures places, là où la rhétorique de l’économie de la connaissance laisse entrevoir un monde délivré des rapports sociaux conflictuels de la vieille société industrielle et régi par la seule concurrence des intelligences et des mérites…
J’ajoute pour finir que pour autant, aucune société ne saurait renoncer complètement à la logique méritocratique. C’est la capacité à la balancer avec d’autres critères de justice qui est au total en jeu.

PB : (…) Consultants as McKinsey’s have played a lead role in promoting the idea of a “war for talent”. They argue that while the knowledge economy increases the value of ideas, insights and knowledge, it also increases demand for outstanding talent (that remains in short supply) rather than for well-qualified university graduates, “it’s more important to get great talent, since the differential value created by the most talented knowledge workers is enormous” (…).

Yet it is unlikely that the middle classes will passively accept this new world of work. Initially, it will lead to an even more intense positional conflict for the best schools, universities and jobs, but middle class families fearing or experiencing a decline in their economic fortunes are also likely to raise the political question of why the opportunity bargain based on “learning equals earning” has not delivered for many students from middle as well as working class backgrounds. Politically, this is a very difficult question to answer because it raises fundamental issues about the direction of global capitalism and Western democracy, which cannot be resolved through educational reform or the job market. It raises questions about “who does what” and “who gets what” that challenge the foundations of social justice, regardless of whether societies are characterised by a system of “meritocracy” or “performo¬cracy”. Current labour market realities are also going to leave governments with a major problem of how to manage the wealth of talent emerging from institutions of higher education with little prospect of getting the jobs, incomes or life-styles they belief they have earned, if not expect as a birthright. What is clear is that there has never been a time when alternative visions of education, economy and society have been more important.

Revue « Sociologie », n° 1, avril 2010, PUF.
Débat entre Philip Brown et Marie Duru-Bellat animé par Agnès van Zanten sur le thème « La méritocratie scolaire. Un modèle de justice à l’épreuve du marché ».

Directeur de la revue : Serge Paugam.
Prix : 20 €.

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