Face aux difficultés financières, les écoles d'art publiques vont-elles fermer les unes après les autres ?

Pauline Bluteau Publié le
Face aux difficultés financières, les écoles d'art publiques vont-elles fermer les unes après les autres ?
L'ESAD de Valenciennes, au bord du gouffre, est menacée de fermeture. // ©  photo fournie par l'établissement
Alors que l'ESAD de Valenciennes pourrait être la première école d'art à fermer définitivement ses portes, la situation risque aussi de s'aggraver dans les autres écoles d'art territoriales publiques d'ici 2024. Les déficits s'accumulent sans aucune réponse de leur tutelle, le ministère de la Culture.

Ce n'est pas pour protester contre la réforme des retraites que les enseignants, personnels et étudiants des écoles d'art publiques sont dans la rue ce lundi 13 mars mais bien pour alerter sur la "dégradation des conditions d’étude et de travail imposée par des moyens budgétaires en baisse".

Depuis janvier dernier, l'Inter-organisation "Ecoles d'art et de design en lutte" tente de s'organiser. Ainsi, pour la première fois, les syndicats et collectifs d'étudiants, de salariés des écoles d'art et d'artistes se réunissent pour "faire front commun" face à "une crise majeure" et un ministère de tutelle inexistant.

Des écoles d'art et de design territoriales en grande difficulté financière

Tout a débuté à l'automne dernier lorsque l'Ecole supérieure d'art et de design (ESAD) de Valenciennes a annoncé son déficit de 300.000 euros. Au même moment, les étudiants de l'Ecole européenne supérieure de l'image (EESI) de Poitiers ont commencé à bloquer leur école après l'annonce de coupe budgétaire. "Nous avons mis en commun nos informations et nous avons créé cette inter-organisation pour répondre à cet enjeu national", explique Samuel, désigné officieusement porte-parole et militant au syndicat Le Massicot.

Car en effet, Valenciennes et Poitiers sont loin d'être des cas isolés. Selon l'inter-organisation, au moins un tiers des 35 écoles d'art et de design territoriales prévoiraient une situation déficitaire pour la rentrée 2023 allant de 80.000 à 1,9 million d'euros (le déficit de l'EESI n'est pas stable et pourrait varier de 1,2 à 1,9 millions d'euros à l'horizon 2026).

Nous n'avons eu aucune aide de l'Etat lors de la crise sanitaire. Aucune et c'était déjà scandaleux de la part d'un ministère de tutelle. (E. Pagès, Andéa)

"Nous n'avons eu aucune aide de l'Etat lors de la crise sanitaire. Aucune et c'était déjà scandaleux de la part d'un ministère de tutelle. On est dans une cocotte-minute et la crise financière l'a fait exploser, surtout avec la revalorisation du point d'indice de 3,5%", soutient Estelle Pagès, vice-présidente de l'Andéa et directrice de l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts (ENSBA) de Lyon. La crise énergétique n'arrange rien : à Valenciennes, l'école n'est plus chauffée.

Au moins un tiers des 35 écoles d'art et de design territoriales prévoiraient une situation déficitaire pour la rentrée 2023. (inter-organisation "Ecoles d'art et de design en lutte")

Il faut dire qu'entre 2011 et 2020, les 35 écoles territoriales ont perdu 5,7% de leur budget. En comptant l'inflation, on arrive à une perte de 14,37% selon l'Andéa. C'est seulement -3,02% pour les écoles nationales comme celle de Bourges, Dijon, Nice, l'Ensad (Arts Déco) ou l'ENSCI-Les Ateliers.

L'ESAD de Valenciennes, au bord de la fermeture

Dans beaucoup d'écoles d'art, la situation est loin d'être nouvelle. À Valenciennes, le risque de fermeture plane depuis plusieurs années. Même si son nouveau directeur, Stéphane Dwernicki, ne l'admet pas ouvertement, l’école est en très mauvaise posture. "Nous avons reçu un courrier conjoint du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Culture pour nous contraindre à ne pas figurer sur Parcoursup. Nous n'avons pas l'autorisation d'admettre de nouveaux étudiants en première année ni par équivalence en deuxième année", se désole le directeur. Plus de nouvelles admissions, c'est "la fin annoncée", admet Estelle Pagès.

Nous n'avons pas l'autorisation d'admettre de nouveaux étudiants en première année ni par équivalence en deuxième année. (S. Dwernicki, ESAD de Valenciennes)

"Je le sais, je le vois, les étudiants cherchent ailleurs pour la rentrée prochaine, les enseignants aussi… et ils auraient tort de ne pas le faire. Même avec la meilleure volonté du monde cela va être très difficile de maintenir l'école parce que je n'aurai aucune garantie pédagogique pour les étudiants. C'est comme si on était déjà au bord de la noyade et qu'on nous appuyait sur l'épaule, la méthode nous fait plonger", illustre Stéphane Dwernicki.

À la rentrée prochaine, sans compter les désistements, l'ESAD de Valenciennes n'accueillera donc que 60 étudiants. Le directeur doit aussi boucler son budget pour fin mars et il sait déjà que cela passera par des suppressions de postes, au minimum six enseignants pourraient être concernés sur dix-huit. "Ce que j'essaie de faire comprendre, c'est que nous n'avons pas de doublons : si nous n'avons plus de prof de dessin, nous n'avons plus de cours de dessin. Je n'ai aucune marge de manœuvre."

Des fermetures d'écoles d'art en cascade ?

Selon l'Andéa, Valenciennes pourrait "préfigurer des situations à venir". Selon Samuel, de l'Inter-organisation, les difficultés sont belles et bien visibles : "Les workshops disparaissent au fur et à mesure, les frais de scolarités augmentent chaque année, les ateliers sont fermés de plus en plus tôt, il y a moins d'intervenants extérieurs…"

À l'EESI de Poitiers, un plan de sauvegarde va être soumis en conseil d'administration en avril. Il prévoit la suppression de 15 postes sur les sites d'Angoulême et de Poitiers entre 2023 et 2026. Depuis 2020 déjà, plusieurs cours ont été supprimés, la mention Images animées puis Design graphique ont été évincées des maquettes.

"Ce sont des mesures sur du court terme donc la prochaine étape, c'est quoi ? On ferme le site de Poitiers en 2026 ?", s'indigne Géraldine Longueville, professeure de création contemporaine à Angoulême et représentante du personnel à l'EESI.

Des collectivités territoriales qui ne peuvent plus faire face

Face à ces constats, les collectivités territoriales semblent impuissantes. Les écoles d'art territoriales sont pourtant subventionnées à hauteur de 90% par les collectivités, les 10% restant (en moyenne) proviennent de l'Etat. Mais là encore, crise oblige, les collectivités ont, dans leur ensemble, été en incapacité à augmenter les budgets pour 2023. Les prévisions sont même plutôt à la baisse.

L'EESI de son côté a tenté de demander de l'aide aux maires, "mais rien ne bouge, ils font bloc avec la direction". "Nous avons des élus dans nos conseils d'administration, sauf que si nous avons des changements politiques dans les collectivités, c'est à leur bon vouloir de nous doter ou non. D'où cette fragilité. D'autant que les collectivités territoriales n'ont aucune obligation en termes d'enseignement supérieur, c'est une prérogative de l'Etat. Elles demandent aussi de l'aide à l'Etat", précise Estelle Pagès.

Nous avons des élus dans nos conseils d'administration, sauf que si nous avons des changements politiques dans les collectivités, c'est à leur bon vouloir de nous doter ou non. (E. Pagès, Andéa)

"Nos écoles ont un statut particulier qui fait que tout le monde se renvoie la balle : les collectivités disent que ce n'est pas de leur responsabilité, ce qui n'est pas totalement faux, et l'Etat dit que ce sont les collectivités qui sont responsables des écoles territoriales… Cela n'a pas de sens", poursuit Stéphane Dwernicki.

En 2012, le budget de la ville pour l'ESAD s'élevait à 1,4 million d'euros, aujourd'hui, il est de 350.000 euros, "l'agglomération a rajouté 400.000 euros mais nous avons toujours moitié moins de budget"… sans compensation de l'Etat donc.

Un ministère de la Culture aux abonnés absents

C'est justement ce qui fait monter la colère dans les écoles d'art. Depuis début janvier, l'Andéa a déjà envoyé plusieurs courriers au ministère de la Culture, sans réponse. Le 18 janvier, plusieurs écoles ont été bloquées en signe de protestation. Les collectifs s'organisent en interne et la semaine dernière, les directeurs des écoles d'art ont eux aussi lancé l'offensive auprès du ministère de la Culture pour obtenir un rendez-vous.

Selon Estelle Pagès, la situation est telle que la ministre peut difficilement faire autrement : "Soit le ministère veut soutenir ses écoles d'art parce que ça craque de partout, sinon ça veut dire quoi ? Le danger est imminent pour les écoles, c'est dramatique et c'est son rôle", s'insurge-t-elle.

L'Andéa demande "11 millions d'euros supplémentaires annuels pour les 35 établissements (dotations structurelles) et une remise à plat de la répartition de ces dotations selon une clé de répartition claire en fonction du nombre d'étudiants. Mais aussi, dès que possible, 7 millions d'euros de fonds d'urgence".

Car là encore, toutes les écoles d'art territoriales ne sont pas logées à la même enseigne. "La participation de l'Etat est variable d'une école à l'autre, elle va de 2 à 36% du budget. Il faut ouvrir une négociation entre l'Etat et les collectivités. Si l'on veut être considéré, il nous faut une pérennité visible. Les écoles ne peuvent pas absorber les hausses, elles vont épuiser leur fin de roulement", explique Amel Nafti, co-présidente de l'Andéa.

La participation de l'Etat est variable d'une école à l'autre, elle va de 2 à 36% du budget. Il faut ouvrir une négociation entre l'Etat et les collectivités. Si l'on veut être considéré, il nous faut une pérennité visible. (A. Nafti, Andéa)

Comme l'affirmait aussi dans Libération le 27 février dernier un collectif d'artistes et de designers : "L'Etat comme cofondateur des écoles territoriales a une responsabilité quant à leur soutenabilité. En sa qualité de tutelle pédagogique et de certificateur des diplômes, il ne peut cautionner un réseau à deux vitesses qui assure l'inégalité."

"Les écoles territoriales délivrent les mêmes diplômes, ont les mêmes contraintes académiques et pourtant nos étudiants n'ont pas les mêmes droits que dans les écoles nationales [les étudiants boursiers ne sont pas exemptés des frais d'inscription comme dans les écoles nationales, ndlr]. On ne se sent pas soutenu, on est attaqué par le privé… Le ministère devrait être plus vigilant parce que ça pète partout", conclut Estelle Pagès.

Le ministère de la Culture est également resté muet face à nos multiples demandes d'interviews, indiquant le 23 janvier dernier, que notre "sollicitation intégrait une dimension politique". À bon entendeur.


A l'issue de la journée de mobilisation des écoles d'art et de design du lundi 13 mars, une délégation représentant l’inter-organisations "Écoles d’art et design en lutte" a été reçue au ministère de la Culture. Lors de cette rencontre, l’inter-organisations a présenté un ensemble de revendications, et a fait part de la grande précarisation des conditions de travail et de vie qui frappe les étudiants et les personnels de l’art.
La fermeture de l'ESAD Valenciennes a été décrite comme "regrettable, mais possible". Le ministère de la Culture a annoncé un travail en cours de recensement par les DRAC des besoins d’urgence budgétaire des écoles. Le Ministère rendra compte en détail de ce soutien d’urgence lors d’une nouvelle réunion avec l’inter-organisations le 27 mars.

Pauline Bluteau | Publié le