Face aux étudiants en souffrance, les écoles d'architecture tentent de donner le change

Pauline Bluteau Publié le
Face aux étudiants en souffrance, les écoles d'architecture tentent de donner le change
Les étudiants en architecture, stressés et épuisés, ont du ma à faire entendre leur mal-être. // ©  StockPhotoPro / Adobe Stock
Les étudiants en architecture sont épuisés, déprimés, stressés, voire même en danger. C'est ce que révélait une enquête de l'UNEAP en 2018. Depuis, le mal-être commence à être entendu par les écoles d'architecture qui mettent en place des actions pour lutter contre la culture de la charrette et les violences sexistes et sexuelles. Mais est-ce suffisant ? D'après le ministère de la Culture, un plan pluriannuel est en préparation.

Le constat ne date pas d'hier et pourtant, il continue de faire débat au sein des écoles d'architecture. Après l'enquête nationale menée par l'UNEAP (union nationale des étudiants en architecture et paysage) en 2018 et les différentes affaires rendues publiques pour dépeindre le mal-être flagrant des étudiants, la volonté de faire bouger les lignes commence à se faire sentir. Au cœur de ces discussions : la culture de la charrette, fruit d'un lourd héritage, et les violences sexistes et sexuelles (VSS), révélateur de la société.

Un constat partagé par les étudiants, les écoles d'architecture et le ministère

Trois quarts des étudiants en architecture estiment que le stress a un impact sur leur physique (fatigue, prise ou perte de poids, problème de dos, anxiété…), 68% ressent une pression égale ou supérieure à 7/10 et 30% souhaiteraient consulter un psychologue. Ce sont les chiffres que l'UNEAP a publiés en 2018, avant même que la crise sanitaire ne vienne potentiellement aggraver ce mal-être. Et pour cause, cette pression semble bien connue dans ce petit monde qu'est celui de l'architecture. "C'est gardé en interne, en archi, tout le monde le sait mais dès qu'on passe la porte de l'école, c'est caché", confirme Lise Le Bouille, présidente de l'UNEAP.

La charrette n'est plus justifiée, il faut la questionner. Ces dérives ne sont plus admissibles (F. Gaston, ministère de la Culture)

Même du côté des directions d'école, le sujet n'est pas anodin : lorsque l'on évoque la qualité de vie des étudiants en architecture, la charrette est très vite abordée. La charrette ou cette culture, ancrée depuis des décennies, qui pousse les étudiants à travailler jusqu'à l'épuisement pour rendre leur travail en temps et en heure. Un travail "acharné où tout est relégué au second plan, - l'alimentation, le sommeil, la santé -, au profit du rendu", comme le définit Lise Le Bouille. Chargé des écoles d'architecture, le ministère de la Culture n'est pas étonné. "Il faut déconstruire le fait que ce soit assimilé à la normalité. La charrette comme méthode pédagogique n'est plus justifiée, il faut la questionner. Ces pratiques ne sont plus admises notamment par les nouvelles générations d’étudiants", concède Frédéric Gaston, sous-directeur de l'enseignement supérieur et de la recherche en architecture.

Même constat pour les violences sexistes et sexuelles. Si elles ne sont pas spécifiques aux études d'architecture, elles restent dénoncées par les étudiants et participent au mal-être : 28% disent avoir été victimes d'agissements sexistes et 6% d'agressions sexuelles. Une voix que tentent de faire entendre les étudiantes mais aussi les enseignants, via notamment le collectif Architoo fondé en 2020. "Nous sommes partis du constat que chacun avait déjà été victime ou témoin de VSS sans qu'il ne se passe grand-chose." Leur but : libérer la parole, sensibiliser et prôner plus d'égalité dans les écoles, que cela touche directement les étudiants ou les enseignants spécifiquement lorsqu'il est question de l'évolution des carrières ou des salaires.

Un cadrage national nécessaire

Ce travail a pourtant déjà été entamé par certaines écoles d'architecture. "Il y a des prises de conscience. Aujourd'hui, il y a des doctorats et des enseignements sur le genre", précise Lise Le Bouille. La sensibilisation parait un élément-clé pour faire changer les choses. À l'Ensa de Marseille, enseignants comme étudiants sont formés aux VSS depuis 2020. "Il faut qu'ils comprennent que ce n'est pas un sujet tabou dans notre école, tranche Hélène Corset-Maillard, la directrice. Nous allons aussi créer une cellule d'écoute et de recueil de signalements. Le fait d'en parler permet déjà de faire comprendre à tous que c'est un sujet sérieux et c'est rassurant pour tout le monde, comme une arme dissuasive."

Ce sont souvent les enseignants-praticiens qui amènent la charrette dans les écoles car ils estiment que c'est inhérent à leur métier (M. Wozniak, Ensa de Grenoble)

Depuis 2016, l'Ensa de Grenoble s'est aussi attaquée à la surcharge de travail des étudiants. "Nous avions déjà complètement rééquilibré les semestres et allégé les emplois du temps mais nous continuons encore à structurer cette offre pédagogique. Par exemple, sur le rythme de travail, nous demandons à chaque enseignant d'indiquer un nombre d'heures moyen à consacrer à son enseignement ou projet. Cela permet aux étudiants de se situer", explique Marie Wozniak, directrice de l'école. De plus en plus de formations sont également proposées aux enseignants pour améliorer leur pédagogie. C'est le cas notamment des enseignants-praticiens. "Ce sont souvent eux qui amènent la charrette dans les écoles car ils estiment que c'est inhérent à leur métier. Nous sommes là pour faire comprendre aux étudiants qu'il s'agit d'une pratique parmi d'autres. Nous avons tout un travail à faire avec nos enseignants et c'est important de les embarquer dans ce changement même si c'est parfois délicat", poursuit la directrice grenobloise.

C'est donc pour améliorer la qualité de vie dans leurs établissements et au cours de leur formation des étudiants en architecture, que le ministère de la Culture a formé un groupe de travail composé de directeurs, de personnels administratifs, d'enseignants et d'étudiants. En ligne de mire : la publication d'un plan pluriannuel. L'accent sera notamment mis sur la formation des enseignants et sur l’organisation des enseignements. "Ce cadrage national est nécessaire car ce n'est pas toujours facile de revenir sur des pratiques anciennes. Le plan est très dense, il aborde de nombreuses thématiques liées à la santé des étudiants en architecture et qui vont au-delà de la charrette ou des VHSS, c'est inédit comme démarche", confirme le ministère.

Une très (trop ?) lente évolution des mœurs

Même si ce plan semble un bon pas en avant, la réalité paraît plus complexe. "Cela doit être une priorité commune aux enseignants et aux étudiants, on a besoin de ce soutien. Pour l'instant, on attend des actions concrètes et des changements", estime Lise le Bouille. Au sujet des VSS, le collectif Architoo est plus pessimiste. "En deux ans, j'ai vu des évolutions sur les mentalités, c'est vrai et ma direction m'appuie mais ce n'est pas le cas partout, confie une membre du collectif. Dorénavant, les VSS sont un sujet sérieux dont il faut se saisir mais il y a encore du boulot, c'est un travail au quotidien. Certains vont dire que c'est important mais dès que ça devient concret, ce n'est pas si évident. Il y a cette question de tradition, de toute-puissance des enseignants de projet et une inconscience des paroles ou des agissements donc il y a tout un travail à faire pour déconstruire ces stéréotypes et arriver à plus d'égalité. On ne peut pas continuer dans ces grands écarts où les étudiantes sont plus nombreuses mais où leurs enseignants sont majoritairement masculins."

À Grenoble, Marie Wozniak relève une question plus large sur la place des écoles dans la société. "Sur le plan pédagogique, c'est notre rôle de faire évoluer les choses et je trouve que cela avance bien mais les écoles ne peuvent pas pallier toutes les injustices. Nous n'avons pas les moyens de tout, qu'est-on vraiment en droit d'attendre de nous, quelles sont les limites de notre mission ?" Une question qui verra peut-être sa réponse dans ce nouveau plan très attendu.

Pauline Bluteau | Publié le