E. Touzé (UFR Santé Caen Normandie) : "Les réformes en santé devraient être encore plus dans l'anticipation"

Pauline Bluteau Publié le
E. Touzé (UFR Santé Caen Normandie) : "Les réformes en santé devraient être encore plus dans l'anticipation"
L'UFR Santé de l'université de Caen. // ©  Université de Caen Normandie
Doyen de l'UFR Santé de l'université Caen Normandie et président de l'Observatoire national de la démographie des professions de santé, Emmanuel Touzé a participé à la mise en place du numerus apertus au moment de la réforme du premier cycle des études de santé en 2020. Il dresse ses premiers constats sur la mise en place de la réforme et prévient que d'autres facteurs sont à prendre en compte pour améliorer le système de soins et résoudre la pénurie de professionnels de santé.

Pourquoi fallait-il en finir avec le numerus clausus qui existait depuis les années 70 ?

La politique des quotas n'a pas été efficace pour anticiper les problèmes démographiques. Avoir une régulation du nombre des professionnels pour répondre aux besoins de santé de la population, ça a un sens. Mais c'est compliqué d'évaluer les besoins, de les anticiper sur du long terme parce que les évolutions des besoins dépendent du vieillissement de la population et aussi, des innovations, des nouvelles organisations, des modifications sur les compétences et puis tout dépend aussi de ce que les professionnels font réellement une fois qu'ils ont été formés.

Emmanuel Touzé
Emmanuel Touzé © Photo fournie par le témoin

Avec les quotas, nous nous sommes un peu enfermés, nous avons eu du mal à augmenter le nombre d'étudiants en fonction des besoins parce que toute augmentation a des conséquences en termes d'organisation de la formation. Or, les capacités de formation sont parfois limitées.

Nous l'avons vu avec les dentistes : cela fait des années que l'on sait qu'il y a une inégalité de répartition des dentistes et surtout qu'il y a une densité de dentistes très insuffisante par rapport à d'autres pays européens. Mais nous étions bloqués parce que les capacités de formation des facultés dentaires sont limitées par des conditions techniques (simulateurs, fauteuils, encadrants…). Donc la seule solution a été de dire que si nous voulions former plus de dentistes, il fallait créer de nouvelles formations et là, c'est un énorme chantier.

Est-ce qu'il y a eu un manque de réactivité ?

C'est un fait, nous n'avons pas été assez réactifs. Même si aujourd'hui, les difficultés que nous rencontrons dans le système de santé ne sont pas uniquement dues à la politique des quotas. C'est plus compliqué de réorganiser le système de santé quand il y a une pénurie de professionnels. Les difficultés viennent aussi de l'inertie à la réorganisation du système.

La question est de savoir où l'on met l'adéquation entre le nombre de professionnels et les besoins de santé. Mais encore une fois ce n'est pas qu'une histoire de nombre, il y a un sujet de répartition et de partage de toutes les activités.

Les difficultés que nous rencontrons dans le système de santé ne sont pas uniquement dues à la politique des quotas.

Nous voyons bien le débat actuel : comment mieux répartir les missions collectives sur l'ensemble des médecins. La densité médicale était inférieure à la moyenne européenne mais quel est le bon système ? Car dans certains pays, il y a moins de médecins parce que les infirmières font plus de choses et inversement dans d'autres pays. Tout dépend du modèle que l'on veut. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a une densité qui diminue et ce n'était sans doute pas souhaitable tant que nous n'avons pas défini un modèle nouveau.

Là, nous gérons à la fois la diminution de densité et la nécessité de mieux répartir les fonctions de chacun. Pour l'instant, notre système n'a pas changé en termes de répartition des missions de chacun. Mais ça avance, les modifications vont prendre énormément de temps. D'où l'urgence de réagir maintenant.

Qu'est-ce que le numerus apertus change concrètement ?

Le numerus apertus donne plus de souplesse aux acteurs locaux pour déterminer le nombre d'étudiants qu'ils vont faire entrer dans les études. On a une fourchette à atteindre en cinq ans, chaque année nous l'adaptons pour être dans la cible. L'objectif pluriannuel est fixé par un arrêté.

Avec ce système, nous allons rattraper la densité européenne deux ou trois ans plus tôt.

Après, je pense que la plupart des sites divisent la cible par cinq. Mais certaines universités demandent à revoir leurs objectifs parce qu'elles se disent qu'elles peuvent accueillir plus de médecins donc nous aurons peut-être des ajustements d'ici 2025.

Et il faut déjà penser les cinq ans d'après. C'est à dire qu'en 2024, il faudrait imaginer ce qu'il va se passer pour la période de 2026-2030. Si on veut être à la fois réactif et souple, il faut une période qui soit suffisamment longue mais ne pas attendre dix ans pour réajuster, c'est ce qui a été reproché au numerus clausus. Avec ce système, nous allons rattraper la densité européenne deux ou trois ans plus tôt. Nous gagnons un peu de temps par rapport à ce qui aurait été prévu si nous n'avions rien changé.

Mais comment les universités vont-elles faire pour accueillir tous ces étudiants ?

Le principal facteur limitant - d'ailleurs c'est ce qui avait été une des raisons de la mise en place du numerus clausus -, ce sont les capacités d'accueil en stage. Je ne suis pas très inquiet parce que nous avons quand même beaucoup de structures qui peuvent accueillir des étudiants à côté des CHU : les hôpitaux périphériques, les structures ambulatoires, les maisons de santé, les pôles pluriprofessionnels, certaines structures privées...

Il faut motiver les professionnels en exercice pour qu'ils s'impliquent dans la formation des jeunes.

Après, il faut quand même qu'on ait des gens qui s'investissent dans l'encadrement des étudiants. Pour cela, il faut motiver les professionnels en exercice pour qu'ils s'impliquent dans la formation des jeunes. Car là où il n'y a pas d'implication des professionnels dans la formation, c'est là où il y a le plus de difficultés démographiques.

A quel moment peut-on encourager l'installation en zones sous-denses ? Uniquement au moment de l'internat, lorsque les études sont bien avancées ou bien avant ?

La formation peut avoir un impact sur la répartition des médecins. Je suis convaincu que nous avons un rôle dans l'amélioration de la répartition des professionnels de santé. Cela doit commencer assez tôt dans la formation : il faut que nous arrivions à développer de plus en plus les stages de deuxième cycle dans les territoires.

Cela implique que les hôpitaux périphériques s'organisent aussi, qu'il y ait des gens pour les encadrer, qu'il y ait aussi des logements mais les collectivités font le maximum d'efforts. L'augmentation du nombre d'étudiants en médecine va nous obliger à les répartir plus sur le territoire, or, découvrir l'exercice dans des zones moins denses très tôt c'est une bonne chose et il faut continuer en troisième cycle.

Cela signifie aussi que ne pas pouvoir envoyer d'étudiants sur les territoires n'est pas seulement du ressort des universités…

Non, ce n'est pas que de notre fait. Il y a un travail à faire entre l'université et les hôpitaux périphériques pour améliorer les capacités d'encadrement, inciter les praticiens et les médecins généralistes à se former, à venir discuter avec les coordonnateurs des spécialités, à obtenir des labels de maître de stage universitaire… À Caen, nous allons même plus loin, en leur donnant un statut de professeur associé ou de maître de conférences associé.

Je pense que le lien formation et démographie est majeur, c'est ce que l'on appelle territoire universitaire de santé.

On essaie d'universitariser le territoire pour que finalement dans chaque endroit où il y a des professionnels de santé, il y ait des possibilités de formation. Un territoire qui va devenir formateur sera attractif. C'est pour ça que je pense que le lien formation et démographie est majeur, c'est ce que l'on appelle territoire universitaire de santé. Oui, ça prend du temps parce que les leaders ne sont pas toujours faciles à trouver mais... il faut mouiller un peu la chemise.

Ce que je prône, c'est la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) : il faut y mettre des étudiants de toutes les professions, les internes viendraient y découvrir un peu de médecine générale, de médico-social, l'hôpital de proximité, les urgences, la prévention, tous ces champs-là… dans les zones sous-denses. Mais en période de pénurie, c'est plus compliqué de faire passer ce message parce qu'il faut du monde.

Ces dernières années, les études de médecine ont déjà beaucoup évolué, est-ce que ce n'est pas épuisant ?

Oui mais c'est un monde qui n'est pas facile à changer. Ce qui est difficile avec les réformes des études de médecine, c'est qu'il faudrait être encore plus dans l'anticipation. On a l'impression d'arriver à un moment où il faut changer le système de santé mais la formation est un tout petit peu en décalage. Il faudrait déjà penser ce qu'il va se passer dans dix ans.

Ce n'est pas déjà ce que vous faites ?

Si mais nous sommes quand même pris par le quotidien. Les changements sont très lents, il y a toujours un peu d'inertie derrière, de résistance au changement. Il faut se demander quel système de santé on veut et une fois qu'on a notre système de santé, on organise la formation pour répondre au système. Le problème, c'est que là on fait un peu tout en même temps. Si on était plus clair sur le système, peut-être que la formation serait un peu encore différente.

Si on veut penser le coup d'après, il y a un gros enjeu sur l'attractivité des formations paramédicales et l'évolution de leur carrière, leur donner la possibilité de se former tout au long de leur vie.

Si on veut penser le coup d'après, il y a un gros enjeu sur l'attractivité des formations paramédicales et l'évolution de leur carrière, leur donner la possibilité de se former tout au long de leur vie. C'est dès maintenant qu'il faut le penser.

Vous ne parlez pas des moyens financiers, ce n'est pas le frein principal à la mise en place de toutes ces réformes ?

La plus grosse difficulté pour moi, c'est d'avoir des ressources humaines, des gens qui s'impliquent. Ils sont pris dans leur routine et à Caen, je n'ai pas une masse critique d'universitaires importante par rapport à d'autres universités. Cela repose souvent sur les mêmes personnes, alors j'essaie de mobiliser tous les acteurs du territoire mais c'est dur.

Il faudrait des moyens supplémentaires si on avait plus d'universitaires pour justement conduire tous ces projets, ou mobiliser ceux que nous avons déjà là et qu'ils soient déchargés d'autre chose.

Mais si on attend que les moyens, on n'avance pas. À un moment il faut quand même enclencher quelque chose, quand on l'enclenche, souvent les gens viennent nous aider. Parce que ça participe à l'aménagement du territoire, à l'attractivité. On joue là-dessus.

Pauline Bluteau | Publié le