"De la Suisse à la France, l’évaluation des élèves au cœur du débat public", une chronique de Nathalie Mons

Sylvie Lecherbonnier Publié le
Dans le cadre de notre partenariat avec l’émission de Louise Touret Rue des écoles, sur France Culture, EducPros vous propose chaque semaine le texte de la chronique de Benoît Falaize ou de Nathalie Mons. Cette semaine, Nathalie Mons, professeur de sociologie à l’université de Cergy-Pontoise, revient sur la grève de l'évaluation lancée par des enseignants dans le canton de Genève (Suisse) et élargit sur cette question cruciale en France.

"Je veux vous entraîner dans un pays qui est à la fois proche – car il partage avec nous une frontière – et fondamentalement différent dans son système éducatif. Ce pays, c’est la Suisse, et plus particulièrement son canton de Genève, emblématique de l’innovation pédagogique.

Comme le révèle le Café pédagogique et la Tribune de Genève, dans ce canton francophone depuis peu, les enseignants du primaire font une grève un peu spéciale : il ne s’agit pas d’une grève suspendant l’activité d’enseignement pour contrer une réforme ou demander une revalorisation salariale, il s’agit d’une grève… de l’évaluation. Les enseignants du primaire du canton de Genève refusent en effet de remplir un nouveau bulletin scolaire qui les oblige à évaluer la progression des élèves de première et seconde années dans certaines disciplines, comme les maths ou le français. Ce bulletin remplace une évaluation qui était formulée jusqu’alors sous forme d’appréciation générale. Il faut savoir que ce boycott se présente sur une toile de fond politique sensible : récemment, par référendum, la droite genevoise a réussi à imposer le retour du redoublement puis des notes à partir de 8 ans à l’école primaire.

Ces enseignants se battent donc non pas contre l’évaluation mais contre une évaluation formalisée qu’ils jugent trop précoce et qui, selon eux, risquerait de “cristalliser l'échec scolaire”.

Ces enseignants qui refusent d’évaluer leurs élèves de façon formalisée en toutes premières années du primaire, voilà qui peut paraître étonnant en France…
En effet, quand, dans les années 70-80, de nombreux pays européens ont pris la décision de juxtaposer une évaluation qualitative dans les premières années de l’école et une notation dans les années plus avancées, la France est passée à côté de ce débat-là. Les pratiques évaluatives n’ont pas été encadrées par la loi. Le sujet est politiquement sensible, car nous savons, entre autres, que les enseignants, mais surtout les parents, sont attachés à ce repère aisément lisible que constitue la note scolaire. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des interrogations qui vont devenir centrales en matière d’évaluation en France dans les mois à venir. Nous aurons à réfléchir sur l’évaluation du socle commun qui ne donne pas satisfaction, sur les évaluations nationales : il faudra développer de nouveaux outils qui permettent de juger des acquis des élèves au niveau national et d’autres instruments qui aident l’enseignant à diagnostiquer la difficulté scolaire dans sa classe. Dans les mois à venir, le débat français sur l’école intégrera ainsi certainement cette réflexion sur l’évaluation.

Mais le débat risque d’être ardu…

Oui, le débat sera à la fois crucial et fort complexe, car l’évaluation des acquisitions des élèves a plusieurs facettes. Une facette pédagogique tout d’abord : évidemment, c’est un outil au service des apprentissages, évaluer les progrès scolaires les rend possibles. L’évaluation comporte aussi une dimension psychologique, sensible, comme l’ont montré les recherches en psychologie sociale notamment. L’image que l’élève construit de lui-même – de sa réussite ou de son échec scolaire et ainsi de son sentiment d’inclusion ou d’exclusion de l’école – se construit aussi à partir du jugement évaluatif porté par l’adulte. Il faut donc à la fois que l’évaluation existe pour guider les acquisitions scolaires dans la classe, pour servir de repères aux parents, pour permettre de la pertinence des politiques éducatives engagées, sans qu’elle puisse être psychologiquement destructrice. On voit que l’évaluation sert beaucoup de buts à la fois dans un assemblage fort complexe qui rend le débat public à son sujet politiquement sensible."

Sylvie Lecherbonnier | Publié le