École idéale, Célestin Freinet et débats contemporains

Sylvie Lecherbonnier Publié le
Dans le cadre de notre partenariat avec l’émission Rue des écoles, sur France Culture, EducPros vous propose chaque semaine le texte de la chronique de Benoît Falaize ou de Nathalie Mons. Cette semaine, Benoît Falaize (université de Cergy-Pontoise) rappelle quelques éléments du Code pédagogique défini par Célestin Freinet, pédagogue français décédé en 1966. Des principes toujours d’actualité, comme le rappelle le récent appel de l’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville), en faveur de la lutte contre l’échec scolaire. Le modèle scolaire finlandais, cité en exemple au sein de l’OCDE, est étonnamment proche de ces références.

« Avec la présence d’Alain Bentolila et de Nicole Geneix dans votre émission, Louise Touret, je savais qu’il serait question d’école idéale, de cette école que nous voulons pour les générations actuelles et futures. Par-delà les appréciations différentes et les antagonismes éventuels, l’école suscite toujours ces débats sur ce que devrait être l’école de demain, ses impasses, ses réussites, mais aussi ces réticences ou obstacles à l’innovation ou aux modifications de structures. Du reste, l’actualité nous en donne chaque jour la confirmation, entre la tribune parue dans Libération à l’initiative de l’Association de la fondation étudiante pour la ville, contre l’échec scolaire, et le reportage de France 5 de Marina Julienne diffusé mardi dernier consacré à l’école française engluée, dépendante de plus en plus de son système d’évaluation (1).

Or, dans cette actualité chargée, au cœur de ces deux moments importants de dénonciation ou de critique de l’Éducation nationale, on pouvait y reconnaître des éléments, des implicites qui rappellent ou qui font écho à la pensée pédagogique de Célestin Freinet.

Et quels sont ces éléments issus de la pensée pédagogique de Freinet ?
À la fin de sa vie et de sa carrière, Célestin Freinet avait rédigé les Invariants pédagogiques (2), sorte de règles fondamentales du métier, ce qu’Eirick Prairat appellerait une déontologie pour un corps professionnel qui n’en possède pas de formalisée. Et voici comment Freinet présentait ces «invariants» :«C'est une nouvelle gamme des valeurs scolaires que nous voudrions ici nous appliquer à établir, sans autre parti pris que nos préoccupations de recherche de la vérité, à la lumière de l'expérience et du bon sens. Sur la base de ces principes que nous tiendrons pour invariants, donc inattaquables et sûrs, nous voudrions réaliser une sorte de Code pédagogique (…)» Dans ces invariants qui font échos aux thèmes développés dans l’actualité des critiques faites par le reportage de Marina Julienne et l’AFEV, ce sont ceux-là :

• Invariant n° 10 bis : tout individu veut réussir. L'échec est inhibiteur, destructeur de l'allant et de l'enthousiasme.
• Invariant n° 18 : personne, ni enfant ni adulte, n'aime le contrôle et la sanction qui sont toujours considérés comme une atteinte à sa dignité, surtout lorsqu'ils s'exercent en public.
• Invariant n° 19 : les notes et les classements sont toujours une erreur.
• Invariant n° 21 : l'enfant (…) aime le travail individuel ou le travail d'équipe au sein d'une communauté coopérative.
• Invariant n° 23 : les punitions sont toujours une erreur. Elles sont humiliantes pour tous et n'aboutissent jamais au but recherché. Elles sont tout au plus un pis-aller.
• Invariant n° 24 : la vie nouvelle de l'École suppose la coopération scolaire, c'est-à-dire la gestion par les usagers, l'éducateur compris, de la vie et du travail scolaires.
• Invariant n° 26 : la conception actuelle des grands ensembles scolaires aboutit à l'anonymat des maîtres et des élèves ; elle est, de ce fait, toujours une erreur et une entrave.
Ce que l’AFEV et les réalisatrices du documentaire de France 5 partagent avec Freinet, c’est bien la conviction que le travail ne peut se faire dans la souffrance et que les élèves ne sont jamais aussi bien, aussi performants scolairement que quand ils sont laissés à leur rythme, à leur enthousiasme. Comment susciter, toujours, le désir, la soif d’apprendre, qui avait fait l’objet d’un livre de Philippe Meirieu (4). De ce point de vue, le contraste avec l’école finlandaise – école sans cesse sollicitée pour dire, par contraste, la misère française – est saisissant : plusieurs professeurs par classe, liberté du choix des cours, en fonction des rythmes d’apprentissage de chacun, et absence de notation jusqu’à 12 ans.

La pensée Freinet est donc bien toujours d’actualité ?
Oui, soit dans l’examen de sa philosophie éducative, soit dans l'implicite des références des débats scolaires, soit encore dans ses pratiques effectives, ce dont témoigne largement l’intérêt récent des recherches scientifiques (5). Je pense aux travaux coordonnés par Yves Reuter sur la capacité des méthodes proposées par Célestin Freinet qui ont pour conclusion ceci :

• D’une part, certes, la volonté de faire un véritable travail coopératif dans l’école, une véritable pédagogie alternative – «à la finlandaise» – nécessite un investissement considérable des enseignants, en temps, en attention portée aux élèves, ou encore une remise en cause des modalités traditionnelles de travail ; mais qu’en revanche, ce travail est difficilement transférable dans l’actuel système éducatif français.
• D’autre part, autre conclusion, la dernière, mais majeure, c’est que, si ce travail est complexe, chronophage, parfois mal vu, il est assurément source de succès dans la lutte contre l’échec scolaire, y compris dans ses dimensions qui paraissent les plus difficiles à attaquer.

La question qui est posée en cette année de débats concernant l’école en lien avec l’élection présidentielle, c’est celle-ci, avec ou sans Freinet : la société française est-elle prête à investir intellectuellement, structurellement, financièrement aussi pour que l’école ne se contente pas de multiplier les évaluations sur des listes de compétences multiples, aux référentiels techniques et chosifiés par l’institution qui confond la technique et le sens ; est-elle prête à faire en sorte que les élèves ne subissent pas l’école, mais la vivent dans le bonheur d’être là, ensemble, pour acquérir une culture, dans le respect de l’autorité du savoir et de l’adulte ; est-elle prête à ne plus accepter de laisser sur le côté, dès la grande section de maternelle ou au CP, des élèves dont on dira en salle des maîtres : « Oh celui-là, de toute façon, il ne comprend rien ! ». L’enjeu est là, au-delà des débats, des confrontations d’ego, des conflits idéologiques autour de l’école : restaurer tous les possibles pour chaque élève.»

Benoît Falaize

* Enseignant-chercheur à l’université de Cergy Pontoise, il est coauteur, avec Elsa Bouteville, de L’Essentiel du prof des écoles, Didier/l’Etudiant.

1. L’école à bout de souffle, Marina Julienne, France 5 (52 mn), reportage diffusé le 10 janvier 2012.
2. Œuvres pédagogiques, Célestin Freinet, Seuil, 1994. Tome 2 : Les Invariants pédagogiques (première édition, 1964).
3. In De la déontologie enseignante, Eirick Prairat, PUF, 2005.
4. Célestin Freinet. Comment susciter le désir d’apprendre ?, Philippe Meirieu, PEMF, 2001.
5. Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, sous la direction d’Yves REUTER, Paris, L’Harmattan, 2007.

Sylvie Lecherbonnier | Publié le