Quid de l’esclavage dans l’enseignement de l’histoire ? La chronique de Benoît Falaize

Sylvie Lecherbonnier Publié le
Dans le cadre de notre partenariat avec l’émission de Louise Touret Rue des écoles, sur France Culture, EducPros vous propose chaque semaine le texte de la chronique de Benoît Falaize ou de Nathalie Mons. Cette semaine, Benoît Falaize (université de Cergy-Pontoise) retrace l’évolution du thème de l’esclavage dans l’enseignement de l’histoire.

Aujourd’hui 10 mai, l'école française va célébrer la Journée de la mémoire de la traite négrière de l'esclavage et de son abolition. L’esclavage fait partie de ces sujets sensibles de l’enseignement de l’histoire en tant qu’ils se rattachent à la large question postcoloniale en France. Dans le cadre d’un vaste programme de recherche autour des sujets controversés de l’enseignement de l’histoire, le thème de la transmission scolaire de l’esclavage a fait l’objet d’une dernière enquête, sur le temps long, plus de trois années, menée par l’ancien Institut national de recherche pédagogique qui servait à cela : regarder au plus près les pratiques d’enseignement.

On dit souvent que la question de l’esclavage est peu présente en classe ? Que montre cette enquête ?

Incontestablement, qu'il s'agisse des programmes ou des manuels scolaires, le thème est de plus en plus apparent et à tous les cycles de l'enseignement. Le rapport que nous venons de terminer témoigne de cette évolution notable tant pour son inscription dans les programmes de l'école primaire (2002) que dans celui du collège (2008). Par ailleurs, Carine Pousse a montré l'évolution considérable des manuels scolaires dans la prise en compte de ces questions. Il y a bien un « avant 2000 » et un « après 2000 » de ce point de vue.

Pourtant, il convient d'être juste. Si la loi et les débats qui l'on entourée, dans les années 2000, ont beaucoup fait pour une large prise en compte de cette question d'histoire, cela ne signifie pas qu'elle a toujours été absente à l'école. Distinguons deux périodes. En menant le travail autour de l'inscription scolaire de cette thématique dans l'école française, nous avons retrouvé bon nombre de manuels scolaires (surtout dans les années 1945-1970) qui accordaient une place significative à l'esclavage. C'est vrai que la « petite Lavisse » (largement antérieure à cette période) était quasi muette là-dessus. Mais pas le Malet et Isaac par exemple. Il est vrai que la vision était une vision très franco-centrée, avec la valorisation du rôle de la France dans l'éradication de l'esclavage en Afrique. D'autres manuels disaient bien les choses pourtant, surtout après-guerre, où la sensibilité à la barbarie était manifestement renforcée par le contexte du postnazisme.

En revanche, il est vrai que nous avons pu noter un affaissement de la prise en charge scolaire dans les années 1970-1990, dû notamment au fait que les manuels scolaires changent de forme, en accordant moins de place au récit et plus aux documents. Parfois, dans certaines éditions, sur la question coloniale du règne de Louis XIV par exemple, on passe de 20.000 signes écrits à 2.000 à peine ! Du coup, ce ne sont pas que les développements concernant l'esclavage qui passent à la trappe, mais d'autres choses encore. Mais subsistent toujours ou presque dans ces années au moins la carte inévitable du commerce triangulaire, sorte de pointe immergée de l'iceberg, ou encore l’abolition de 1848, qui pouvaient permettre (pour les enseignants le désirant) d'aborder la question en classe. Il n'empêche que cette période, qui correspond au retour mémorielle de toute une série de questions vives, a laissé l'impression en grande partie justifiée d'une occultation ou d'une lacune de cette question d'histoire.

Là où la loi de 2001, dite loi Taubira, a été fondamentale, c'est dans le lien qu'elle établit entre la nécessité d'enseignement et les débats de la société française contemporaine où émergent toute une série de thématiques très largement sous-estimées à l'école (colonisation, esclavage, immigration...). Les échos de cette loi rejailliront largement au moment de la loi de février 2005 sur la colonisation.

Concrètement en classe, qu’est-ce qui y est dit ? Et quels aspects de cette histoire mériteraient un meilleur traitement ?

D’abord, il y a des lacunes. Comme tous les sujets très largement oubliés du cursus universitaire, l'esclavage mériterait un sort scolaire mieux adossé à des contenus scientifiques plus précis, ne serait-ce qu'en France avec les travaux récents de Dorigny, Pétré-Grenouilleau, Cottias ou encore Oudin-Bastide. Car les travaux de qualité abondent. La pluralité des traites, par exemple, mérite une place renouvelée. La colonisation à l'époque moderne a disparu de nos manuels scolaires avec la politique de Colbert qui la concerne ; elle est différente de la colonisation contemporaine du XIXe siècle. De même que la mise en perspective des abolitions (1794 et 1848), notamment les liens complexes entre abolitionnisme et démocratisation. Par ailleurs, la résistance des esclaves apparaît encore peu dans le processus d'abolition de 1848. Enfin, la notion même de «commerce triangulaire» risque d'occulter les répercussions internes dans chaque région concernée (les Amériques, l'Europe, l'Afrique). Des progrès ont eu lieu sur la complexité de la société esclavagiste en Afrique même. Mais le chemin est encore long pour en faire une histoire en acte partagée.

Ensuite, un enjeu pédagogique : si les manuels s’enrichissent scientifiquement d’année en année, les pratiques semblent, quant à elles, être très largement tournées vers une dimension morale. C’est souvent au nom de l’éducation civique que cet enseignement se fait ou se pense. L’histoire des souffrances est davantage mise en avant que la réflexion critique et historienne.

Enfin, deux difficultés sont de deux ordres à mon sens : d'une part, le poids constant (et nécessaire sans aucun doute) des problématiques des questions d'aujourd'hui dans l'appréhension de cette histoire : les débats sur la diversité aujourd'hui viennent investir les réflexions explicites ou les intentions implicites des enseignants ; et d'autre part, la maîtrise exacte nécessaire du sujet pour empêcher les anachronismes, les jugements de valeur ou les simplifications abusives et mutilantes de la complexité historique.

Sylvie Lecherbonnier | Publié le