Islamo-gauchisme : après les propos de Frédérique Vidal, le débat reprend parmi les universitaires

Sarah Nafti Publié le
Islamo-gauchisme : après les propos de Frédérique Vidal, le débat reprend parmi les universitaires
L'enquête demandée par Frédérique Vidal au CNRS sur l'islamo-gauchisme ravive les polémiques. // ©  Thierry STEFANOPOULOS/REA
Frédérique Vidal a demandé au CNRS une enquête sur "l’islamo-gauchisme" à l’université, le 14 février, suscitant une nouvelle polémique au sein de la communauté académique. Si pour certains acteurs les dérives sont réelles, pour d’autres, de nouveaux axes de recherche émergent et doivent être considérés en tant que tels.

En dénonçant "l'islamo-gauchisme" qui "gangrènerait" l'université, Frédérique Vidal, ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, a déclenché un vaste mouvement de protestation. La ministre a demandé, le 14 février, au CNRS de mener "un bilan de l'ensemble des recherches", afin de distinguer ce qui relève du militantisme de la recherche scientifique.

Dans un communiqué, le CNRS s'est insurgé contre l'utilisation de ce terme qui "ne correspond à aucune réalité scientifique". Tout en acceptant de participer à l'étude demandée, il condamne notamment "les tentatives de délégitimation de différents champs de recherche comme les études postcoloniales, intersectionnelles ou les travaux sur le terme de 'race'". De son côté, la CPU (Conférence des présidents d'université) a fait part de "sa stupeur" face "à une nouvelle polémique stérile", jugeant qu'il "conviendrait de laisser [le terme d'islamo-gauchisme] à l'extrême-droite qui l'a popularisé".

Depuis, une pétition demandant la démission de Frédérique Vidal a réuni plus de 20.000 signatures. Dans une tribune parue dans le Monde, 130 universitaires ont, eux, soutenu la ministre dans sa volonté d'enquête, fustigeant "le dévoiement militant de l'enseignement et de la recherche".

Une polémique ancienne

Le feu couvait depuis un certain temps au sein du monde académique. Déjà, fin octobre, le "manifeste des 100" défendait les propos de Jean-Michel Blanquer, qui parlait de "courants islamo-gauchistes très puissants dans l'enseignement supérieur".

Après la création, en 2016, du collectif Vigilances Université, avec comme objectif de "lutter contre le racisme et l'antisémitisme, le communautarisme et le racialisme", c'est dernièrement l'observatoire du décolonialisme qui est monté au créneau : "les tenants de cette idéologie [décoloniale] diffusent dans l'université des éléments de discours qui […] préparent une forme de séparatisme d'avec les institutions essentielles à l'universalisme républicain : l'école, la langue et la laïcité".

Et le collectif d'insister sur "l'enjeu fondamental" derrière la polémique : "l'emprise croissante des idéologies qui entrave la libre création des savoirs et censure la transmission des connaissances."

Des champs de recherche contestés

Car au-delà du terme clivant - et contesté scientifiquement - d'islamo-gauchisme, la question porte bien sur des champs de recherche tels que les études postcoloniales, l’intersectionnalité, la race... "Ces champs permettent d'investir des thématiques comme les discriminations raciales de manière raisonnée. Ils sont articulés avec sérieux et menés avec les outils des sciences humaines et sociales, rappelle Nacira Guénif-Souilamas, sociologue et anthropologue, professeure des universités à Paris 8. Pourtant, on essaie de les rendre illégitimes en prétextant qu’il s’agit de recherches militantes avec une apparence scientifique".

Elle estime aussi qu’"il existe des axes de recherche qui heurtent des sensibilités", ce qui explique des "résistances" à l'apparition de nouveaux champs universitaires, comme cela a été le cas pour les études de genre. "Nous sommes à un cap où certains tentent de marginaliser ces questions pour maintenir leur position de pouvoir."

Nous sommes à un cap où certains tentent de marginaliser ces questions pour maintenir leur position de pouvoir. (N. Guénif-Souilamas, Paris 8)

La recherche en sciences sociales "est traversée par un débat qui oppose les partisans d'un universalisme des Lumières qui récusent l'usage social du concept de 'race', et ceux qui mobilisent les approches intersectionnelles pour montrer les interactions que l'on peut observer entre plusieurs dimensions de l'identité des personnes discriminées", explique Daniel Verba, sociologue à Sorbonne-Paris Nord et chercheur à l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).

Il estime cependant que "les promoteurs de l'intersectionnalité ont formé de nombreux étudiants, qui se sont emparés du thème comme d'un nouveau paradigme explicatif, certains brillamment, d'autres de façon plus caricaturale ou militante".

L’université, un lieu de vifs débats

Selon lui, si les universités "ont toujours été le lieu de vifs débats indispensables à la vie démocratique et scientifique", "le débat acceptable s'arrête là où commencent les menaces, la censure, la diffamation, etc.". Pour lui, l'assassinat de Samuel Paty, qui a, légitimement, ébranlé le monde enseignant, a aussi "créé les conditions favorables à l'expression de tous ceux qui fantasment un grand complot musulman".

Nous voyons des étudiants en situation de grande précarité, et la ministre lance un anathème (F. Sarfati, Paris-Saclay)

François Sarfati, professeur des universités à Paris-Saclay, s'inquiète de son côté de l'émergence d'une "police de la pensée" qui déciderait "qui fait de la bonne ou de la mauvaise recherche", et ce, "dans un contexte où l'université n'était, déjà avant la crise sanitaire, pas dans un bon état".

"Nous voyons des étudiants en situation de grande précarité, et la ministre, quasiment invisible pendant la crise, lance un anathème". Le chercheur estime que cette polémique sert à masquer "une situation explosive" dans l'enseignement supérieur, avec une baisse constante des postes et des moyens.

Il rappelle par ailleurs qu’"il existe une instance d'évaluation par les pairs sur tous les travaux scientifiques, le CNU [Conseil national des universités]. Pourquoi lancer une enquête plutôt que de laisser le travail d'évaluation par les pairs fonctionner comme c'était le cas auparavant ?"

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