J. Gossa (maître de conférences) : "Le gouvernement va devoir sérieusement se pencher sur la régulation du secteur privé"

Valérie François Publié le
J. Gossa (maître de conférences) : "Le gouvernement va devoir sérieusement se pencher sur la régulation du secteur privé"
Julien Gossa, universitaire, décrypte pour EducPros l'évolution de l'enseignement supérieur français. // ©  AspctStyle/Adobe Stock
Depuis 2023, de nombreux débats émergent sur l’évolution de l’enseignement supérieur en France. Le privé ne cesse de gagner du terrain tandis que l’université perd des étudiants. Comment en est-on arrivé là ? De quelles manières les politiques publiques ont-elles soutenu ces changements et lesquels sont à anticiper ? Julien Gossa, maître de conférences à l’université de Strasbourg, travaille sur les transformations de l’ESR et nous livre son analyse.
Julien Gossa, universitaire.
Julien Gossa, universitaire. © Photo fournie par le témoin

De quand date le modèle de l’enseignement supérieur à deux systèmes privé /public ?

Le système universitaire public tel qu’on le connaît aujourd’hui est, en réalité, récent. A la fin du XIXe puis, au milieu du XXe siècle, l’Etat investit massivement dans l’éducation car il veut donner accès à la formation supérieure à une grande partie de la population.

À la fin du XXe siècle, la population est arrivée au niveau de qualification souhaitée. L’investissement public semble moins évident. On commence alors à ouvrir l’enseignement supérieur au secteur privé. Si les familles veulent que leurs enfants bénéficient d’une formation plus adaptée à leurs besoins ou obtenir des avantages particuliers, ils devront payer. C’est un revirement idéologique.

Toutefois, public et privé cohabitent de manière plus ou moins harmonieuse. Le privé s’empare des disciplines qui ne sont pas dans le champ du public, comme les écoles d’art ou les écoles de management.

Que se passe-t-il au début des années 2000 ?

En 1999, les États de l’Union européenne signent la déclaration de Bologne qui pose les bases de la création d’un enseignement supérieur européen. En 2002, le système français s’aligne sur les standards européens avec la réforme du LMD (licence, master, doctorat) et le système de crédits ECTS.

Cette réforme harmonise les différents niveaux de diplôme à l’échelle européenne. Les étudiants peuvent étudier partout en Europe et éventuellement passer du public au privé. Cela pose les bases d’une cohabitation possible entre les deux systèmes.

Dans cette mise en concurrence, chacun veut se différencier. Les universités finissent par obtenir le monopole sur la délivrance des licences et des masters. Les écoles privées vont délivrer des diplômes "de niveau" licence ou "de niveau" master mais qui ne sont pas tous reconnus par l’Etat. Elles développent un vocabulaire de type "bachelor", "mastère", "master of science" qui ont la même sonorité que les diplômes publics mais qui n’en sont pas. Tout cela devient moins lisible pour les familles.

Quelles lois et politiques publiques ont le plus joué dans ces nouveaux rapports de force ?

Il y a d’abord eu des discussions sur la délivrance des masters pour les écoles d’ingénieurs. En leur accordant le droit de délivrer le grade de master, les universités perdent leur monopole.

En 2007, la loi LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités) transforme complètement le fonctionnement et le financement des universités. Elles doivent se soumettre à des appels à projet pour obtenir des subventions et perdent beaucoup de leur autonomie stratégique ou budgétaire.

En 2018, le gouvernement met en place la loi ORE (orientation et réussite des étudiants). Le catalogue de formations Parcoursup est conçu pour comprendre la totalité des possibilités des études, y compris les formations privées. Mais certaines écoles privées traînent des pieds, ce qui en freine la construction.

Une autre réforme change en profondeur les choses, c'est la loi pour choisir son avenir professionnel, en 2018, qui libéralise de façon brutale l’apprentissage. Les CFA étaient jusqu’ici des organismes contrôlés par l’Etat. Dorénavant n’importe quelle entreprise peut créer son CFA sans aucun contrôle. Une myriade de formations privées plus ou moins factices voient le jour pour bénéficier de cette manne.

Enfin, avec la crise sanitaire, "l’aide spéciale pour les employeurs" parachève tout cela. On passe de 300.000 à 900.000 apprentis. C’est une aubaine pour de très nombreuses structures de formation parfois montées exclusivement pour capter cette aide.

Lorsque des structures privées proposent un master dont le contenu est une coquille vide, on tue la réputation du diplôme comme niveau de qualification.

Des cas de fraudes commencent à remonter. C’est très dangereux pour la réputation du système. Lorsque des structures privées proposent un master dont le contenu est une coquille vide, on tue la réputation du diplôme comme niveau de qualification. Comment dans ces conditions, les familles pourraient-elles faire confiance aux formations, y compris les cursus publics dont la qualité est pourtant assurée par de nombreux contrôles ?

Est-ce que l’université se sent peu à peu abandonnée ?

Le sentiment d’abandon et de perte de sens est important dans le monde universitaire. Le baromètre 2023 de l’ESR montre qu’il y a un énorme problème de moral dans les troupes. Pourquoi ? Parce que le ministère ne les considère plus du tout. L’université a augmenté ses effectifs de 20% avec une baisse de 2% des subventions. Le ministère estime donc qu’elle ne vaut plus grand-chose.

Le sentiment d’abandon et de perte de sens est important dans le monde universitaire.

Quand Emmanuel Macron dit qu’il n’y a aucun problème de dotation des universités, qu’elles ont des moyens mais qu’elles doivent mieux travailler, est-ce qu’il estime que nous travaillons mal ? On nous explique que nos étudiants ne sont pas assez professionnalisés. Le taux d’insertion d’un master est de 93% !

Si le but est de jeter le discrédit sur le secteur public pour développer le secteur privé, y compris le privé prédateur, le discours d’Emmanuel Macron est bien placé. Si le but est de se diriger vers un système éducatif harmonieux où les deux systèmes cohabitent pour répondre chacun à des besoins de la nation, le discours public actuel est délétère, voire dangereux.

Va-t-on vers un système à deux vitesses ?

Le terme d’enseignement à double vitesse ne me paraît pas très pertinent dans la mesure où les études supérieures y compris les études à l’université ont toujours été à multiples vitesses.

Quelqu’un qui fait sa scolarité à Henri IV, qui y fait sa prépa et termine à Polytechnique n’est pas sur la même vitesse que quelqu’un qui fait sa scolarité dans un lycée général de campagne et poursuit en licence dans l’université régionale. Les "dégradés" de vitesse, c’est ce qui qualifie notre système éducatif dans son ensemble.

Dans ce cas, comment jouer sur les différents niveaux de vitesse ?

Les écoles privées veulent délivrer du bac+5 en alternance et occuper la vitesse "moyen supérieur"… Les universités essaient de se positionner sur les multiples vitesses. Elles développent des petites filières comme des doubles licences ou des masters spécialisés plus sélectifs et de plus en plus souvent payants.

La puissance publique appelle cela "la personnalisation des parcours". Ce qui revient à dire, de manière positive, qu’il y a une différence de vitesse dans le système éducatif. Déjà, certains sont mieux formés que d’autres, en fonction de leur capacité à payer ou non.

Vers quelle articulation public/privé se dirige-t-on ?

On ne sait pas ce qu’on veut faire de notre système d’enseignement supérieur. Il est difficile de prédire ce qui va se passer. Va-t-on vers une politique d’harmonisation ou de différenciation ?

Avec la loi LRU de 2007, la doctrine est claire : on veut la différenciation des établissements et, à l’intérieur des établissements, une différenciation de hiérarchie des disciplines et des parcours. Le secteur privé, lui, est arrivé à un point de dérégulation qui n’est pas sain du tout.

Le diplôme n'est pas un bien comme un autre, car il est incessible. Il engage donc "pour la vie", ce qui change radicalement sa mise en marché et le besoin de contrôle. Quand la DGCCRF épingle 30% des établissements privés d'enseignement supérieur contrôlés pour pratiques commerciales trompeuses, il y a tout lieu de s'inquiéter.

Le diplôme n'est pas un bien comme un autre, car il est incessible.

Dans l'enseignement supérieur, les liens entre les décideurs publics et les grands groupes privés détenus par des fonds de pension étrangers est tout aussi inquiétante. Elle jette le discrédit sur la politique publique, que ce soit dans les décisions de régulation du secteur privé, ou dans le support qui doit être apporté au secteur public, et questionne la volonté de conserver un contrôle souverain sur le système éducatif.

Le gouvernement va devoir sérieusement se pencher sur la question de la régulation du secteur privé s’il veut éviter un écroulement lent mais inéluctable du système...

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Valérie François | Publié le