"Il y a toujours eu des écarts entre universités, liés aux bassins de recrutement, mais la massification et les politiques publiques d'excellence aggravent la situation au lieu de la réduire", affirme Hugo Harari-Kermadec, professeur à l'université d'Orléans. Il a analysé les données du Système d'information sur le suivi de l'étudiant des inscriptions universitaires en France, de 2007 à 2015.
Le chercheur constate "un accroissement très fort" de la polarisation entre 2007 et 2015. "Les classes populaires accèdent à l'université dans les universités qui sont déjà populaires". Dans ses travaux, les universités sont ordonnées sur un axe suivant leur composition sociale, selon qu'elles accueillent plutôt des publics d'origine favorisée ou populaire. Ses travaux relèvent une surreprésentation des universités parisiennes parmi les établissements avec les compositions étudiantes les plus favorisées.
Victor Chareyron, élève au sein du département de sciences sociales de l'ENS Paris-Saclay, résume et ayant travaillé sur ce sujet : "les universités élitistes deviennent de plus en plus élitistes, les universités défavorisées et ouvertes deviennent de plus en plus défavorisées et ouvertes".
Une "course à l'excellence" impulsée par le classement de Shanghai
"L'hypothèse qui est faite, c'est que c'est largement lié à une rhétorique de plus en plus forte de l'excellence, avec l'idée que toutes les universités ne se valent pas", avance Victor Chareyron. En cause notamment, l'influence du classement de Shanghai. Selon lui, l'idée s'est développée qu'une bonne place dans ce classement permettait d'attirer les étudiants internationaux.
Hugo Harari-Kermadec dénonce lui aussi "une course au classement de Shanghai" impulsée par Valérie Pécresse, ministre de l'Enseignement supérieur de 2007 à 2011 et permettant de réformer le système universitaire français.
"Il a été considéré comme essentiel de faire tout ce qu'on pouvait pour porter l'enseignement supérieur et la recherche au meilleur niveau mondial, analyse François Germinet, directeur du pôle connaissance du Secrétariat général pour l'investissement (SGPI). C'est concomitant avec l'arrivée du classement de Shanghai, qui a créé un électrochoc."
Pourtant, certains estiment que ce classement n'est pas apte à mesurer fidèlement la qualité de la recherche. La vice-présidente "Prospective et Actions stratégiques" de l'université de Strasbourg, Catherine Florentz, critique "une prépondérance des prix Nobel, une prise en compte trop faible de tout ce qui relève des sciences humaines et sociales, et l'absence complète de prise en compte de l'enseignement".
Denis Bertin, vice-président de la fondation A*MIDEX de l'université Aix-Marseille, (chargée d'accompagner le développement d’un pôle d’enseignement supérieur et de recherche de rang mondial sur le territoire d’Aix-Marseille Université NDLR), partage le constat d'un "mal typiquement français", où la notion d'excellence a été trop associée aux classements internationaux.
Or, souligne Victor Chareyron, "si on favorise certains établissements pour les faire monter dans le classement de Shanghai, étant donné que les moyens ne sont pas illimités, cela revient, de fait, à en défavoriser d'autres".
"Les établissements les plus favorisés ont reçu le plus d'argent"
Hugo Harari-Kermadec pointe ainsi du doigt les financements d'excellence Idex. "On a donné beaucoup d'argent à une petite dizaine d'universités, détaille le maître de conférences en économie. C'est pensé comme des politiques de recherche, mais les établissements les plus favorisés ont reçu le plus d'argent."
A Strasbourg, Catherine Florentz confirme que l'Idex a "permis de financer des projets de recherche innovants avec une prise de risque qu'on ne peut pas financer ailleurs". En 2023, l'université a reçu 25 millions d'euros.
François Germinet, directeur du pôle connaissance du SGPI, qui finance les Idex, se défend. "Nous avons des universités très diverses qui sont financées avec le programme excellence". Pour lui, "ce qui est important, c'est moins qu'il y ait un écart entre les universités, que chacun progresse et soit amené à définir sa stratégie "
Faute de ressources, certaines universités rencontrent des difficultés à décrocher ces financements. "A Aix-Marseille, nous avons suffisamment de moyens humains pour porter des projets de qualité, mais c'est beaucoup plus difficile pour des petites universités", explique Denis Bertin. Son université emploie ainsi une quinzaine de personnes pendant deux à trois mois pour préparer ces projets.
Le président de l'université de La Rochelle, Jean-Marc Ogier, acquiesce. "Il n'y a aucune université voisine avec laquelle on pouvait se rapprocher pour participer à la construction d'un Idex". Il a donc choisi de "renverser la table", en spécialisant l'université sur le développement durable en zone littorale.
Des "établissements de second rang"
De plus, d'après Hugo Harari-Kermadec, les universités les plus favorisées n'ont pas suivi la massification de l'enseignement supérieur. "Le nombre de places en licence est resté constant dans les grandes universités prestigieuses. C'est dans les petites universités de villes moyennes qu'on augmente le nombre de places".
Ce qui renforce encore la polarisation, en permettant aux universités les plus demandées de sélectionner leurs étudiants. "Avec Parcoursup et Mon master, on a toutes les raisons de croire que les établissements du haut vont aller encore plus haut, car ils auront les outils pour sélectionner davantage", met en garde le maître de conférences en économie.
Au contraire, François Germinet "ne voit pas le problème à ce qu'il y ait des universités très intensives en recherche et d'autres avec un peu plus de professionnalisation". "Nous avons besoin d'une variété d'établissements qui répondent à des situations diverses sur tout le territoire", ajoute-t-il.
Sans surprise, Hugo Harari-Kermadec ne partage pas cette lecture. "Si on veut des établissements d'excellence, on veut un système polarisé avec des établissements de second rang. Clairement, c'est ce choix qui a été fait."