Pierre Mathiot : "Je reste favorable à des politiques très volontaristes de lutte contre l'autocensure"

Agnès Millet Publié le
Pierre Mathiot : "Je reste favorable à des politiques très volontaristes de lutte contre l'autocensure"
Pierre Mathiot répond aux questions d'EducPros // ©  Zir/Sciences po Lille
Ancien directeur de Sciences po Lille, Pierre Mathiot retrace pour EducPros les évolutions de l'établissement durant ses mandats. Revenant sur la création du programme de démocratisation PEI, il partage ses réflexions sur les dispositifs d'ouverture sociale dans le supérieur.

De 2007 à 2015 puis de 2019 à 2024, Pierre Mathiot a dirigé Sciences po Lille. Il revient pour EducPros sur ses trois mandats à la tête de l'établissement et sur la question de l'ouverture sociale dans l'enseignement supérieur.

Vous avez été directeur de Sciences po Lille de 2007 à 2015 puis de 2019 à 2024. Pourquoi ne pas avoir brigué un nouveau mandat ?

Dès 2019, quand j'ai postulé pour un troisième mandat, j'ai déclaré que je n'en solliciterai pas d'autres. Je me méfie du réflexe qui consiste à briguer un mandat uniquement parce que c'est possible. Je ne voulais pas faire le combat de trop.

Diriger une école de cette taille demande de l'énergie et de la motivation. C'est un peu comme pour une ville moyenne : on fait un peu de tout. J'ai dirigé Sciences po Lille durant presque 14 ans. C'est une durée assez importante pour un universitaire… et pour une école jeune, puisqu'elle a été créée en 1991.

Sur ces trois mandats, quelles sont les principales évolutions de l'établissement ?

Quand je suis arrivé en 2007, nous étions encore dans une phase de "masterisation". Le cursus en trois ans passait à cinq ans. Cela a demandé des adaptions très importantes. J'ai contribué à cela, mais pas tout seul. Quand on est directeur, on est surtout un chef d'orchestre.

Ensuite, l'école a déménagé. C'est une transformation très importante pour nous. Depuis 2017, nous sommes dans des locaux adaptés à nos missions et bien situés. Nous avons franchi un cap qualitatif.

Quand on est directeur, on est surtout un chef d'orchestre.

Par ailleurs, j'ai vu évoluer les préoccupations des élèves des Sciences po, qui sont assez engagés dans les combats de la société. En 2007, les partis politiques et les syndicats étudiants historiques étaient représentés dans l'école. Quand je suis revenu en 2019, j'ai observé une vraie crise politique des mouvements politiques de jeunesse comme l'UNEF.

En parallèle, des thématiques ont émergé comme les questions de genre, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles ou le changement climatique - qui étaient absentes des agendas dans les années 2000.

Quels ont été les principaux défis à relever ?

Depuis 2007, la constante, c'est que l'école reste sous-dotée par l'État. Cela peut sembler surprenant car l'école a pignon sur rue, mais notre subvention pour charge de service public est étique [elle se monte à 1,8 million d'euros par an, soit 1.000 euros par étudiant]. Malgré tous mes efforts, elle n'a pas bougé.

Il a fallu innover : nous avons un très haut niveau de ressources propres pour un établissement public. Elles représentent un tiers de notre budget consolidé [l'école affiche 13 millions d'euros de budget] et proviennent des droits d'inscription modulés, de l'apprentissage mais aussi de la formation continue. Depuis 2019, le chiffre d'affaires de celle-ci est passé de 200.000 à 600.000 euros.

Et nous avons un modèle de fonctionnement frugal puisque notre budget est à l'équilibre.

Quelles sont les autres avancées importantes qui ont été impulsées ?

Nous avons développé notre position internationale et avons contribué à développer le réseau ScPo – j'avais fait partie des "pères fondateurs" en 2007-2008.

Récemment, nous avons aussi joué un rôle important dans la création de l'établissement public expérimental (EPE) de l'université de Lille et dans la confirmation du PIA lillois.

Nous avons développé notre position internationale et avons contribué à développer le réseau ScPo – j'avais fait partie des "pères fondateurs" en 2007-2008.

Je crois que j'ai réussi à trouver pour l'école un point d'équilibre entre le réseau ScPo et l'université de Lille, c'est-à-dire entre notre visibilité nationale et notre ancrage territorial. Cet ancrage passe aussi par le Programme d'études intégrées (PEI), dispositif de démocratisation que j'ai lancé en 2007, auprès des collèges et lycées du territoire.

Pourquoi avoir lancé ce PEI ? Était-ce inspiré par la création des Conventions Éducation Prioritaire par Sciences po Paris, en 2001 ?

L'égalité des chances est l'une des problématiques de l'enseignement supérieur et j'ai moi-même été boursier à Sciences po Paris. En 2007, j'ai considéré qu'il était important que Sciences po Lille soit plus ouverte : elle n'accueillait alors que 18% de boursiers [contre 28% aujourd'hui].

J'avais donc fait le même constat que Richard Descoing, le directeur de Sciences po Paris de l'époque, mais la réponse de Paris me semble problématique pour deux raisons. D'abord, c'est de la discrimination positive, car elle assure des places pour ces élèves. Par ailleurs, ce dispositif labellise des lycées, rendant éligibles les élèves "favorisés" de ces établissements.

En revanche, notre PEI prépare des jeunes à un concours d'entrée : il n'y a pas de places assurées. Ils réussissent, ou non, le concours. Ensuite, on vise des élèves, plutôt que des établissements.

Aujourd'hui, le PEI est partagé par les sept établissements du réseau ScPo et concerne 400 collèges et lycées : il s'agit du plus grand programme de démocratisation en France. C'est une source de satisfaction et de fierté.

Les établissements du réseau ScPo devraient-ils aller plus loin dans cette démarche ?

Je le pense, car l'autocensure reste forte. D'abord, il faut faire en sorte qu'il y ait davantage de boursiers du scolaire qui postulent, ce qui passe par la baisse des droits de concours : 50 euros, cela reste trop cher. Pour attirer les boursiers, il faut un tarif à 10 euros.

 Ensuite, nous devons accompagner les boursiers en 1re année – avec du tutorat par exemple - car il peut y avoir voir des phénomènes d'isolement ou de sentiment d'imposture.

Pourquoi ne pas mettre en place des quotas ?

Les quotas garantissent un succès assez facile à réaliser, à court terme. Mais d'un autre côté, pour les concernés, il y a un risque accru de syndrome de l'imposteur.

Je reste favorable à des politiques très volontaristes de lutte contre l'autocensure - qui n'existent pas en France - en donnant aux jeunes les moyens de réussir.

Les boursiers réussissent le concours aussi bien que les autres. Le problème, c'est qu'ils ne postulent pas.

Les boursiers réussissent le concours aussi bien que les autres. Le problème, c'est qu'ils ne postulent pas. Cela se joue au lycée : il faut un accompagnement plus offensif sur l'orientation.

Pensez-vous que les grandes écoles s'investissent suffisamment ?

Non, les grandes écoles ne mettent pas systématiquement la question de la diversité sociale de leur recrutement à leur agenda. Cela peut se comprendre. D'un côté, les écoles d'ingénieurs sont plus sensibles au recrutement de filles que des boursiers. Quant aux écoles de commerce, elles sont contraintes par leur modèle économique. Par ailleurs, certains sont très attachés à la question du concours d'entrée.

Les grandes écoles ne mettent pas systématiquement la question de la diversité sociale de leur recrutement à leur agenda.

Toutefois, depuis l'instauration des CEP de Sciences po Paris il y a 20 ans, la question du profil social des élèves est traitée par les politiques publiques et les grandes écoles. Même si l'on reste très en deçà des enjeux, beaucoup d'écoles ont des programmes de démocratisation et la CGE s'est emparée du sujet.

Mais aujourd'hui, je pense que Sciences po Lille fait partie des écoles les plus en pointe.

Le ministère s'empare-t-il de cette question ?

À certaines périodes, le politique s'en empare et accélère les Cordées de la réussite, par exemple. Mais cela manque de continuité et d'ambition.

Le système post-bac est extrêmement inégalitaire. Si l'on regarde les promotions des très grandes écoles d'ingénieurs ou de commerce ou même les Sciences po et l'INSP, on voit que la diversité est extraordinairement faible par rapport à la société. C'est un problème qu'on ne prend pas assez au sérieux.

Depuis février, vous êtes coordinateur du comité technique "Égalité et équité scolaire" du Conseil d'évaluation de l'école (CEE). Quel est votre rôle ?

Le CEE est une instance d'évaluation des politiques éducatives. Cette organisation administrative indépendante relève du ministère de l'Éducation nationale et rassemble des groupes de travail (GT).

J'anime l'un de ces GT, dédiés aux questions de mixité et de ségrégation scolaire. Nous lancerons, à la rentrée, des appels d'offre auprès des chercheurs sur les questions d'égalité scolaire et de discrimination.

En parallèle, vous enseignez toujours à Sciences po Lille?

Oui, je donne des cours en 2e et 4e années. J'ai fait beaucoup de management dans ma carrière. C'est important aussi de pouvoir s'accorder des temps où l'on redevient professeur et de pouvoir discuter avec des étudiants – même si cela peut en étonner certains.

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