L. Bertrand Dorléac (FNSP) : "Créer à Sciences po un climat de confiance, avec une parole libre"

Agnès Millet Publié le
L. Bertrand Dorléac (FNSP) : "Créer à Sciences po un climat de confiance, avec une parole libre"
La nouvelle présidente de la Fédération nationale des sciences politiques fait le point sur la situation à Sciences po. // ©  laurence soulez/Adobe Stock
Le 10 mai 2021, Laurence Bertrand Dorléac était élue, pour cinq ans, à la tête de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), après le départ d’Olivier Duhamel, accusé d’inceste. Elle revient pour EducPros sur les conditions de son arrivée et la situation de Sciences po Paris, qui doit se choisir un nouveau directeur à l’automne 2021.

Après le départ d’Olivier Duhamel, le directeur a choisi également de quitter son poste, en février. Frédéric Mion aurait caché qu’il avait reçu certaines alertes. Quelle est votre vision de cette crise ?

Cette affaire a été un tsunami pour l’établissement. On savait la culture patriarcale mais cette affaire a été le révélateur d’un fait de société, dont Sciences po Paris est le reflet. Pour ma part, j’ai découvert qu’il y avait 10% d’inceste en France. Cela a été un choc.

Laurence Bertrand Dorléac
Laurence Bertrand Dorléac © Sciences po

Dans l’établissement, un groupe de déontologie avait été mis en place, avant la crise. L'affaire a mis en lumière qu’il faut toujours faire davantage sur cette question.

Deux groupes de travail relatifs à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) et à la déontologie, installés en février, ont remis leurs conclusions en mai. Que faut-il en retenir ?

Les deux groupes ont été dissous, comme prévu, mais les deux rapports vont nous suivre longtemps, nous allons puiser dans leurs recommandations. Ainsi, la commission de déontologie, qui compte trois personnes, sera élargie à neuf personnes, dont des extérieures et une représentation étudiante.

Et nous allons créer une structure dédiée à la lutte contre les VSS. Enfin, nous allons rapidement suivre la recommandation suggérant de former et sensibiliser tous les étudiants aux VSS.

Y a-t-il un travail coordonné entre les IEP face au #SciencesPorcs ?

Il y a une politique d’autonomie très grande des IEP, qui ont chacun leur écosystème. Mais je souhaite rencontrer les directions des établissements, afin d’échanger sur ces questions et sur d’autres.

Les conditions de votre nomination ont également été houleuses, ce qui n’a pas apaisé la situation d’un établissement déjà éprouvé…

D’après les statuts de Sciences po, la présidence de la FNSP est choisie par cooptation. Mais étant donné le traumatisme de l’affaire Duhamel, les élus enseignants-chercheurs du conseil d’administration - dont je faisais partie – ont trouvé impensable que ceux qui l’avaient désigné soient, seuls, chargés de trouver un successeur.

Nous voulions ouvrir le jeu, même si cela n’était pas dans les statuts. J’ai milité pour cela, ce qui a certainement pesé, par la suite, dans mon élection. Une commission de recherche a été mise en place, composée à parité de cinq membres fondateurs et de cinq élus du CA, dont je faisais partie.

Nous voulions ouvrir le jeu, même si cela n’était pas dans les statuts.

C’est alors qu’a émergé la candidature de Nonna Mayer que nous soutenions, nous, élus du CA au sein de la commission de recherche. De l’autre côté, une campagne très dure a été menée sur les sujets de recherche de Nonna Mayer. In fine, même si nous, élus du CA, avons continué à défendre Nonna Mayer, attaquée de toute part, celle-ci ne pouvait plus faire consensus et elle n’a pas pu emporter le vote au conseil d’administration.

En concertation avec elle, j’ai accepté de présenter ma candidature, et donc, de démissionner de la commission de recherche. Ce n’était pas de gaieté de cœur. La posture était inconfortable, d’autant que je n’ai jamais cherché – bien au contraire – ces postes de gouvernance. Mais cette fois, mon refus aurait été un acte de lâcheté. Je pouvais contribuer à réparer une situation, et il y avait une attente de nombreuses personnes.

Aujourd’hui, quel est le climat ?

En interne, les personnels et les étudiants sont rassurés. Ces derniers se sont sentis assez exclus, notamment dans les processus de choix de gouvernance, auxquels ils seront désormais davantage associés. Et j’ai pu rencontrer également des interlocuteurs externes, comme le Mesri mais aussi les donateurs et donatrices, les partenaires…

Justement, l’établissement a lancé le processus de désignation de sa nouvelle direction, le 8 juin : comment sera-t-il désigné ?

Nous avons mis en place une commission de proposition, représentative du CA et du conseil de l’institut, avec quatre personnalités extérieures, ce qui rassemble une grande variété de profils et de compétences.

Ce travail de recherche et d’analyse est exaltant mais aussi un peu inquiétant : il s’agit d’un recrutement pour cinq ans, renouvelables. Nous voulons travailler dans une grande liberté, malgré les pressions qui se feront sentir et nous ne communiquerons pas sur les candidats avant nos auditions.

Nous avons aussi ouvert une plateforme pour recueillir des contributions autour de cette nomination. L’affaire Duhamel a provoqué une crise sans précédent. Il faut que tout le monde s’exprime, à ce stade particulier de notre histoire. Des associations et des individus peuvent y exprimer leurs attentes et les candidats pourront s’en saisir aussi.

La commission analysera les dossiers des candidats, qui ont jusqu’au 31 août pour se manifester. Quel est le rôle du cabinet Russell-Reynolds auprès de la commission ?

Ce cabinet nous accompagnera car nous ne sommes pas des professionnels du recrutement. Cela nous donnera une forme d’objectivité et, grâce à leur réseau, ils peuvent penser à des profils auxquels nous n’aurions pas songé, en France ou à l’étranger.

Le cabinet et la commission et dialogueront. En dernier recours, c’est elle qui sera souveraine et proposera, avant la fin octobre, une short list de candidats qui seront auditionnés par les deux conseils.

Quel est le profil que vous recherchez, à ce stade particulier de votre histoire ?

Nous avons une fiche de poste ouverte, pour attirer des candidatures différentes voire originales. Il faudra quelqu’un qui comprenne Sciences po, école réputée qui prépare à la fonction publique mais dont 70% des diplômés vont dans le privé. C’est le prérequis : comprendre le Sciences po d’aujourd’hui, avec sa forte internationalisation mais aussi, ses campus en région, avec la place fondamentale de la recherche dans les enseignements et enfin avec les équilibres à respecter en interne entre les différentes communautés.

Il faudra quelqu’un qui comprenne Sciences po, école réputée qui prépare à la fonction publique mais dont 70% des diplômés vont dans le privé.

Il faut quelqu’un qui ait la capacité à penser cette institution complexe ainsi que la faculté de négocier en interne et en externe.

Vous parlez du "Sciences po d’aujourd’hui", mais l’établissement est encore accusé d’élitisme. Que faut-il rénover ?

Il faut faire connaître notre culture actuelle, pour donner une vue réaliste et non fantasmée de Sciences po. L'école a beaucoup changé en cinq ans.

Par exemple, est-ce que j’incarne l’entre-soi dont on accuse souvent Sciences po ? Mes proches ne sont pas passés par ce cursus et, même si j’y ai passé une de mes deux thèses, je n’ai jamais passé le concours ! J’ai travaillé dans l’édition, la presse, comme commissaire d'expositions. J’ai enseigné à Sciences po mais je l'ai aussi quitté pour fonder un département d’histoire de l’art à Amiens… C’est inédit qu’à la tête de Sciences Po, il y ait quelqu’un qui n’a pas fait Sciences po, non?

D’autres phénomènes interrogent, comme les tags antisémites découverts sur vos murs en avril ou ceux accusant des professeurs de l’IEP de Grenoble…

Au-delà des procédures en cours, j’ai la conviction que les lieux de savoir sont des lieux de contre-opinion. Quant à moi, j'ai choisi ce métier pour lutter contre mes propres opinions et mes affects spontanés. L’enseignement n’est pas le lieu du militantisme.

J'ai choisi ce métier pour lutter contre mes propres opinions

Nous sommes là pour apprendre à mettre en mouvement la pensée, pour douter, pour croiser des sources contradictoires. Il n’y a pas de mauvaise question mais il faut que l’on puisse répondre par une argumentation solide. Il faut donner un cadre aux passions : celles des étudiants et celles des enseignants. Cependant, lorsqu’il y a un refus de dialogue, il faut être intraitable.

Quelles sont ses perspectives et les évolutions que vous souhaitez porter pour Sciences po ?

J’occupe un poste important et symbolique : un poste d’observation, mais qui doit aussi faire le lien entre les communautés. Je voudrais qu’on encourage une culture de la relation et que l’on crée un climat de confiance, avec une parole libre mais qui permet le travail en commun.

Par ailleurs, deux sujets me tiennent à cœur et je les valoriserai : l’environnement et les nouvelles technologies et l’IA. Analyser ces questions au crible des humanités et des sciences politiques est le rôle de Sciences po, plus que jamais.

Enfin, nous fêterons les 150 ans de Sciences po, en 2022. Nous travaillons à un ouvrage historique sur l’établissement et des événements seront prévus pour comprendre notre histoire et imaginer l'avenir ensemble.

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