A Sciences po, l'affaire Duhamel ébranle les étudiants

Sarah Nafti Publié le
A Sciences po, l'affaire Duhamel ébranle les étudiants
L'institution de la rue St-Guillaume est secouée par l'affaire Duhamel. // ©  Charles Platiau/REUTERS
L'affaire Duhamel, révélée début janvier, déstabilise la gouvernance de Sciences po. Alors qu'un collectif d'étudiants demande sa démission, Frédéric Mion estime que la question n'est pas là et promet une réforme de la gouvernance. Mais au-delà, cette affaire révèle aussi l'existence de violences sexistes et sexuelles au sein de l'école.

L'affaire Duhamel crée des remous au sein de la prestigieuse institution parisienne. Peu après avoir appris mercredi 6 janvier que leur directeur, Frédéric Mion, avait été alerté dès 2019 des accusations d'inceste visant le président de la FNSP (Fondation nationale des Sciences politiques), un collectif étudiant s'est monté spontanément pour appeler à sa démission.

Appel à la démission du directeur

Sous le #Miondémission sur les réseaux sociaux, puis devant l'école de la rue Saint-Guillaume jeudi 7 et vendredi 8 janvier, ils ont appelé à "la fin de l'impunité". Julie*, étudiante en M2, est l'une des coordinatrices du mouvement. "Ayant moi-même été victime d'inceste, je me suis sentie abandonnée", raconte-t-elle. Les explications données par le directeur ne l'ont pas convaincue. "C'est symptomatique des réactions de la société vis-à-vis de l'inceste, on minimise", estime-t-elle.

Alors, avec d'autres étudiants, elle a voulu réagir. "Demander la démission de Frédéric Mion, ça nous paraissait logique", abonde Claire, rencontrée vendredi 8 lors d'un deuxième rassemblement devant l'école, car "ce serait un symbole pour briser l'omerta".

Demander la démission de Frédéric Mion, ça nous paraissait logique (Claire, étudiante)

Plusieurs syndicats étudiants notamment l'Unef, Solidaires ou Nova ont appelé à la démission de Frédéric Mion. Pour Raphaël Zaouati, président de Nova, "sa démission paraît indispensable en termes d'exemplarité, et pour la poursuite sereine de la vie de Sciences po". L'Unef a elle dénoncé "des mensonges intolérables", estimant que "la démission restait la seule sortie de crise envisageable" pour rétablir "la confiance" entre les étudiants et la direction.

Réformer la gouvernance

Mais dans une vidéo de Sciences po TV, adressée aux étudiants et publiée lundi 11 janvier, Frédéric Mion, estime que "la question aujourd'hui n'est pas celle de la démission" : "démissionner signifierait qu'à titre personnel, j'admets être d'une quelconque manière complice des agissements terribles que nous connaissons désormais et qu'à titre institutionnel, Sciences po aurait part à la responsabilité de ces actes", ce qui est "absolument impossible".

La question aujourd'hui n'est pas celle de la démission (F. Mion)

Si le directeur entend "la colère et l'indignation", il considère que cela "ne remet pas en cause le travail que nous accomplissons pour lutter résolument contre toutes les formes de violences sexistes et sexuelles". Il annonce par ailleurs le lancement de nouveaux projets sur la prévention, l'écoute et l'accompagnement.

A la question de savoir s'il fallait réformer la FNSP, Frédéric Mion ne se dit "pas inquiet à l'idée de mettre en chantier de grandes réformes de la gouvernance". "Ce qui s'est passé doit nous interroger sur les dispositifs déontologiques, éthiques, que nous pourrions avoir", estime-t-il.

Protéger l'institution

Pascal Perrineau, président des Alumni de Sciences po, a appelé lundi, dans une lettre aux adhérents, anciens élèves de l'école, à "éviter d'ajouter la crise au scandale et (à) s'abstenir de tout faux procès". Hannah*, diplômée de Sciences po, se sent quant à elle déçue par cette situation. "En tant que citoyenne je me sens évidemment révoltée par cette affaire. Mais au nom de l’institution, c’est un sentiment de déception qui prime. Olivier Duhamel et Frédéric Mion représentaient le renouveau de Sciences po après la mort de Richard Descoings".

Selon elle, cette affaire ne fait qu’ajouter "une pièce dans la machine" : "ça fait mal que l’une des institutions qui forment les élites politiques ne soit pas exemplaire et qu’elle se retrouve de nouveau entachée par ce type de scandale".

L'idée qu'il faut protéger l'institution est très forte (collectif de doctorants)

Un membre du collectif "Doctorants mobilisés de Sciences po" appelle à "l'ouverture d'une enquête interne pour déterminer les chaînes de responsabilité" et rapporte que de nombreuses discussions agitent la communauté de Sciences po.

"L'idée qu'il faut protéger l'institution est très forte. Personne ne veut revivre l'instabilité qu'elle a connue en 2012, à la suite du décès de Richard Descoings", précise ce membre. Pour le collectif, il est toutefois nécessaire de poser la question de la transparence du fonctionnement de l'institution. "Cette crise devrait être l'occasion de réformer la gouvernance et d'aller vers davantage de démocratie interne".

En pointe sur les questions d'égalité femmes-hommes

De leur côté, beaucoup d'étudiants font part de leur "désarroi" et de leur "déception" car Frédéric Mion était vu jusque-là comme "très à l'écoute" et en pointe sur les questions d'égalité entre les hommes et les femmes. "L’action pionnière de Sciences po a été reconnue par le programme HeForShe de l’ONU, qui, en 2015, a nommé Frédéric Mion, son directeur, parmi les dix champions universitaires mondiaux pour l’égalité femmes-hommes", rappelle l'école, qui a notamment été l'une des premières à mettre en place, en 2015, une cellule d'écoute et de veille contre les violences sexistes et sexuelles.

Cette cellule, indépendante, "qualifie les faits, oriente les victimes et les témoins vers un soutien psychologique et/ou une démarche judiciaire et les accompagne au besoin". Elle peut également "signaler les faits aux instances disciplinaires".

Agir contre les violences sexistes et sexuelles

Mais le collectif féministe étudiant "Garces", qui a sa propre cellule d'écoute, déplore le manque de transparence sur la gestion des cas de violences sexuelles. Elle constate que "la lenteur des procédures disciplinaires internes, leur complexité administrative et leur rare aboutissement font partie des facteurs qui découragent les étudiants et étudiantes".

Entre nous, des noms de personne à éviter en soirée circulent (Sophie, étudiante)

Au mois de mars 2020, plusieurs dizaines d'étudiantes et d'étudiants ont témoigné sur des groupes de promotion sur les réseaux sociaux de faits subis lors de leur scolarité. "Entre nous, des noms de personne à éviter en soirée circulent", relate Sophie. Pour Pierre, "la culture du viol et du silence perdure. Des victimes continuent de croiser leurs agresseurs car il n'y a quasiment jamais de sanctions." Et l'étudiant de 5e année de s'interroger à la suite de l'affaire Duhamel : "comment pourrait-on encore faire confiance à la direction pour créer un environnement propice à la dénonciation des violences sexuelles ?" Dans ce contexte, l'engagement de l'école en faveur de l'égalité est vu par certains comme du "marketing".

Pourtant, "des progrès ont été faits" dans la prise en charge des victimes, remarque Arthur Moinet, élu de l'Unef, représentant étudiant au conseil d'administration jusqu'en décembre 2020, qui plaide pour que la section disciplinaire soit "systématiquement" saisie. "Ce n'est pas parfait, les procédures sont lentes et compliquées, mais la direction est mobilisée."

Toutefois pour l'étudiant, l'affaire Duhamel aura, quoi qu'il arrive, "écorné la légitimité" de Frédéric Mion sur la gestion des violences sexistes et sexuelles.

*Les prénoms ont été changés.

Sarah Nafti | Publié le