Témoignage

"Je n'avais pas envie d'être l'alternante chiante de la rédaction" : le mal-être silencieux des étudiants en journalisme

Burn-out, mal être au travail, épuisement mental... Des anciens étudiants en journalisme dénoncent leur formation en apprentissage.
Burn-out, mal être au travail, épuisement mental... Des anciens étudiants en journalisme dénoncent leur formation en apprentissage. © Nuthawut / Adobe Stock
Par Pauline Bluteau, publié le 23 février 2024
8 min

Depuis quelques semaines, les témoignages d'anciens étudiants en journalisme se multiplient sur X (ex-Twitter). Ils y dénoncent des expériences difficiles face à des écoles de journalisme qu'ils considèrent comme laxistes. L'Etudiant a récolté d'autres témoignages de jeunes diplômés d'écoles reconnues qui ont tous un point commun : avoir réalisé leur formation en apprentissage.

"J'aimerais un anonymat complet, si ça ne t'ennuie pas", écrit Emilie*. Le ton est donné. La crainte de s'exprimer, tous les étudiants contactés l'ont eue. L'idée "de se faire griller" par sa promo, son école et les rédactions est une hantise, dans un métier où tout le monde se connaît, et où le réseau est un élément-clé pour obtenir un poste.

C'est d'ailleurs parce qu'elle a osé s'exprimer qu'Adeline*, jeune diplômée d'une école parisienne, pense que son ancienne rédaction ne veut plus travailler avec elle. Avoir un pied à l'école et l'autre dans sa rédaction, la perspective est plutôt alléchante pour les étudiants en journalisme qui rêvent d'aller sur le terrain, et de trouver une première forme d'indépendance financière. Mais comme Adeline, Emilie, Laura* et Pierre* y ont finalement perdu leur santé.

Tout accepter sous prétexte d'un "métier-passion"

La majorité des écoles de journalisme proposent aujourd'hui d'effectuer une ou deux années en alternance. Beaucoup d'étudiants choisissent donc cette voie pour leur dernière année de master. "Sur le papier, c'est canon : je vais dans une rédac, je suis journaliste, je fais ce que j'aime, je sors du cadre étudiant, c'est classe. On nous le vend comme ça en tout cas", se rappelle Laura.

Avant de s'engager dans cette voie, plusieurs réunions d'information sont organisées par leur école. Emilie se renseigne aussi auprès d'autres alternants qui la rassurent sur le rythme : "Je me dis que ce sera un peu dur mais que si je n'en avais pas été capable, le CFJ me l'aurait dit. Et puis, j'étais prête à tout : à me remettre en question, à craquer, à pleurer s'il le fallait. Même si ça me rend malade, je me suis dit que je passerai au-dessus", explique la jeune diplômée.

En baver, les futurs apprentis savent qu'ils devront passer par là pendant cette année, pour, à la sortie, trouver plus facilement du travail. "Je pensais que j'allais pouvoir m'épanouir, que ça allait être concret", détaille Pierre, plutôt content de la rédaction parisienne qui lui propose le poste même si ce n'est pas son premier choix.

Pour les alternants, difficile de savoir ce qui est normal ou pas

Bien accueilli et encadré à son arrivée dans la rédaction en octobre, Pierre déchante vite. "Au début, je n'avais vraiment aucune pression, je me suis dit 'cool, je vais être bien formé'". L'alternant devient plus autonome et accepte de plus en plus de travail. Mais rapidement, les délais "de production et de relecture" deviennent "intenables". Les retours sur son travail sont constamment négatifs.

Pour Laura, c'est quand son rédacteur en chef lui demande, "d’être disponible plusieurs week-ends", en la prévenant la veille pour le lendemain "sans tenir compte de [sa] vie privée et en [la] faisant culpabiliser" que l'étudiante s'interroge. "En mai, il me charge la mule. Mais on nous dit que le surmenage dans le journalisme, c'est quelque chose de courant donc je ne sais pas si je suis juste faiblarde ou si ce n'est vraiment pas normal", raconte-t-elle.

Des répercussions sur la santé des étudiants

Un rythme qui finit par faire "craquer" l'étudiante : "Je leur dis que je ne me sens pas bien. Ma tension est basse et je fais de plus en plus d'eczéma. Physiquement, c'est horrible", souligne Laura. Pierre et Emilie perdent confiance en eux. "J'avais l'appréhension d'aller travailler, ça m'a affecté psychologiquement", estime l'ancien étudiant du CFJ.

Contrairement aux autres, Adeline a passé ses deux années de master en apprentissage. "La rédaction s'attend à ce qu'on passe deux années sans prendre de congés sans jamais te le dire officiellement. Sur ma première année, j'ai eu cinq jours de congés. À la rentrée, je ne pouvais plus." Son burn-out se déclare quelques semaines plus tard.

Et l’école dans tout ça ?

L'étudiante prévient pourtant son établissement qui prend son témoignage très au sérieux. Pendant l'apprentissage, deux rendez-vous doivent être organisés avec l'étudiant, l'école et le tuteur. Après cet entretien, Adeline est convoquée par sa direction en chef qui lui impose des congés, "tout en me disant que si j'étais fatiguée, il fallait que je pense à changer de métier". D’autres évènements viennent aggraver la situation et la sentence tombe : "J’ai fini par comprendre qu’ils ne me proposeraient rien après mon apprentissage."

Laura a aussi été soutenue par son établissement lorsque les premiers signes sont apparus. "L'école a organisé un rendez-vous, je suis écoutée mais quand je retourne à la rédaction, mon chef me met au placard. Il ne me donne plus rien à faire 'parce que j'ai voulu faire des heures de bureau'."

Les répercussions, Pierre et Emilie en ont eu peur et ont préféré être plus discrets. "Je n'ai jamais fait la démarche de prévenir la direction parce que même si tu te plains, la réponse n'est jamais à la hauteur et puis, il y a une culpabilité. Si on se plaint, on est mal vu et je n'avais pas envie d'être l'alternante chiante de la rédaction", estime Emilie.

Pierre n'a pas souhaité que les échanges aillent plus loin : "Mon responsable pédagogique était prêt à intervenir mais je n'avais pas envie d’être dans une situation encore plus inconfortable." Il a donc à la fois engagé des discussions avec les représentants du personnel mais aussi ses collègues pour évoquer l'idée d'un départ prématuré. "Ils m'ont rassuré sur mon travail et je suis resté parce que j'ai compris que ce n'était pas moi le problème."

Parler ou subir : le dilemme des étudiants en journalisme

Du côté des écoles, "l'apprentissage est un sujet de préoccupation", assure Stéphanie Lebrun, directrice du CFJ. "Nous devons nous améliorer mais nous ne pouvons pas régler tous les problèmes et on ne peut pas deviner si les étudiants ne viennent pas nous en parler."

Au Celsa, Valérie Jeanne-Perrier, responsable de l'école de journalisme et coautrice de l’étude sur "L’alternance vécue par les étudiants de la CEJ" est du même avis. "L'apprentissage est valorisé mais est-ce qu'on a les moyens de réaliser le suivi ? Les équipes pédagogiques ne sont pas pléthoriques, on doit gérer beaucoup de monde avec peu de moyens", rappelle-t-elle tout en assurant qu'il ne s'agit pas d'une "excuse".

La difficulté concerne l'école mais aussi, et peut-être surtout, les rédactions, qui ont parfois du mal à faire la part des choses. Au CFJ comme au Celsa, les directrices le soulignent : certaines rédactions sont déconseillées aux étudiants. Stéphanie Lebrun le reconnaît d'ailleurs, il y a eu des signalements concernant certains tuteurs mais selon elle, la situation s'améliore grâce à des formations au sein des rédactions notamment.

Être reconnu à sa juste valeur

Selon la responsable du Celsa, ce qui change aujourd'hui, c'est que cette nouvelle génération n'est plus prête au compromis : "Ce n'est pas qu'ils refusent de travailler, mais ils veulent une reconnaissance."

C'est d'ailleurs ce que confirment les étudiants interrogés. Après leurs différentes expériences, ils se sont promis de ne plus se laisser faire. "Je sors à peine du tunnel, admet Adeline. J'ai toujours voulu faire ce métier mais je ne vais pas casser ma santé pour autant." "Cette expérience m'a fait comprendre qu'une santé mentale, on n'en a qu'une et je me suis dit que si je commençais à tout accepter alors je me dégoûterais du métier", complète Laura, prête à envisager un changement de carrière si la situation se reproduit.

"Je pense que les étudiants sauront dire non, et c'est très bien. Ça va faire bizarre aux managers mais c'est une bonne chose", conclut Stéphanie Lebrun.

Une problématique très ancrée et structurelle

Fin 2022, les Etats généraux des écoles de journalisme ont mis l'accent sur les enjeux liés à l'apprentissage. Un premier pas insuffisant ? "C'est un travail de longue haleine et quotidien, on croit avoir posé des choses mais on voit qu'elles sont détricotées sur les réseaux sociaux. On sent que ce n'est pas gagné", constate Valérie Jeanne-Perrier.

*Les prénoms ont été modifiés.

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