Enquête

Les écoles de commerce face aux violences et aux discriminations

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Des étudiants ou ex-étudiants d'écoles de commerce se mobilisent pour changer certaines pratiques humiliantes. © New Africa / Adobe Stock
Par Pauline Bluteau, Dahvia Ouadia, publié le 07 février 2020
8 min

Dans la même veine que le mouvement #MeToo, 514 diplômés et étudiants d’écoles de commerce ont dénoncé à leur tour une "culture délétère, raciste, classiste, sexiste et homophobe" qui subsiste dans les campus. Pour répondre à ces dérives, nombres d’écoles de commerce mettent en place des actions concrètes, mais pour quels résultats ?

"On me traite de PD. C’est une insulte tellement banalisée que soit je laisse passer, soit je tente d’expliquer et de sensibiliser." C’est en ces termes que Lola*, 18 ans, entrée en première année d’école de commerce en septembre dernier, avoue être constamment la cible d’injures homophobes.

Depuis la publication de la tribune "Nous aussi", en écho au mouvement #MeToo, parue dans Libération le 16 janvier dernier, les témoignages de violences ou de banalisation de la violence dans les écoles de commerce affluent.

Une atmosphère "malsaine" qui perdure

Cette tribune, signée par 514 diplômés et étudiants de 11 grandes écoles de commerce, dénonce collectivement "les humiliations dont beaucoup […] ont été victimes lors de [leur] scolarité". Les signataires encouragent "un réveil collectif sur les cultures malsaines, racistes et sexistes dans les grandes écoles de commerce". Les mots sont forts et attestent de la détermination des étudiants.

La tribune va même encore plus loin en évoquant "l’élection de la ‘salope de la promo’", mais aussi la publication de classements publics décernant "des prix telles des vaches du salon de l’Agriculture" ou dénonçant "le climat de peur constante vis-à-vis de [l']orientation sexuelle".

D’autres témoignages confirment d’ailleurs ces agissements. C’est le cas d’Astrid*, diplômée d’HEC. La jeune femme dénonce cette "course à la popularité" et une "atmosphère malsaine" liées au poids de la tradition et de la hiérarchie. "La rentrée a pour moi été un choc. Il y a les nobodes [nobody/personne], les moches, les pas drôles… Les codes sont très précis et si tu ne rentres pas dans la bonne catégorie, tu es sans cesse méprisé."

De plus en plus de prévention au sein des écoles

Une réalité parfois difficile à entendre même si, du côté des étudiants comme des écoles, on constate une certaine prise de conscience. À HEC, où étudient ou ont étudié une majorité des signataires de la tribune, le constat est aussi clair : "Des pratiques sexistes, homophobes et dégradantes ont existé et perduré à HEC dans le cadre de certaines activités associatives étudiantes, et plus largement sur notre campus. Elles doivent cesser. Nous y travaillons avec détermination et fermeté", déclare ainsi Peter Todd, directeur général de la prestigieuse école.

Même son de cloche pour le directeur général de l’Edhec, Emmanuel Métais, dont la condamnation de ces agissements est sans équivoque : "Il est important de reconnaître que ces choses ont eu lieu, peuvent avoir lieu et que ça a généré de la souffrance. Il faut penser aux victimes et à leur souffrance, ce sont des actes que l’on condamne."

Présent à l’Edhec depuis 25 ans, l'actuel directeur reconnaît avoir vu les "choses dériver au fil du temps" et y avoir mis un terme lorsqu’il a pris la tête du programme Grande Ecole. Il certifie aujourd’hui que ces actes "n’existent plus depuis des années" : "Nous avons arrêté le magazine des étudiants […] qui était devenu potache. Nous avons mis fin aux vidéos et autres débordements."

Une tolérance zéro des écoles

HEC, l’Essec tout comme l’Edhec, principalement citées dans la tribune, ont chacune mis en place des dispositifs d’actions pour lutter contre les violences et toutes formes de discrimination. Les écoles proposent toutes un volet sensibilisation des étudiants, écoute des victimes et un volet sanction plus ou moins important.

À l’Edhec, le mot d’ordre est clair : "tolérance zéro". L’école affirme se "retourner contre les coupables de manière systématique". Elle se porte parfois partie civile auprès de victimes et a également mis en place une cellule d’écoute depuis un an et demi pour accompagner les étudiants.

De son côté, l’Essec a proposé un plan d’action qui comprend notamment une charte du respect d’autrui pour combattre tous les propos haineux. Cette charte s’impose à tous, étudiants comme personnels administratifs et enseignants. "Lorsqu'un individu est témoin ou victime d’un acte contraire à la charte, il peut saisir en toute confidentialité le ‘référent’ désigné au sein de son programme de formation", explique Vincenzo Esposito Vinzi, directeur général de l’école de Cergy.

Responsabiliser les associations étudiantes

Cependant, le nerf de la guerre repose sur les associations étudiantes qui sont l’épicentre des dérives. Les écoles les obligent désormais à suivre des formations préventives sur différentes thématiques comme le consentement, l’alcool et les addictions, le racisme, la santé mentale…

"Nous avons dû menacer les étudiants qui organisaient le week-end d’intégration de le supprimer s’ils ne l’organisaient pas selon nos prescriptions. Nous avons d’ailleurs interdit celui des étudiants de bachelor qui ne répondait pas à nos attentes", indique Emmanuel Métais.

Ainsi, à l’Edhec, le président de la Course Croisière s’est vu dispenser une formation par un avocat et des policiers pour prévenir les éventuelles dérives. Du côté de l’Essec, l’association He for She intervient lors des soirées organisées par le BDE (bureau des étudiants) en tant que médiateur. "Il y a beaucoup de ‘forceurs’, des étudiants qui, sous l’emprise de l’alcool, sont collés aux étudiantes. On fait en sorte que le consentement soit respecté", explique la présidente, Julie Failliot. Une initiative encouragée par l’administration qui devrait offrir une formation plus poussée aux membres de l’association dans les mois à venir.

La réputation des écoles de commerce en jeu

Malgré ces efforts, difficile pour les étudiants de sortir de ce schéma bien ancré dans les grandes écoles. "Cela se joue en quelques heures à peine, on finit par adopter ce mode de vie sans s’en rendre compte parce que c’est une honte sociale de ne pas réussir à s’intégrer. Beaucoup d’étudiants d’HEC sont déprimés et préfèrent partir à l’étranger pour sortir du campus", raconte Astrid.

Ajoutons à cela la réputation des écoles qui est un enjeu capital pour les étudiants. La "majorité silencieuse", comme la nomme la tribune, se sent prisonnière de ce cercle vicieux. "On paie pour avoir notre diplôme, on s’endette pour nos études, donc on fait très attention à la réputation de notre école", constate Anne-Lise, 20 ans, une étudiante qui a été plusieurs fois témoins de scènes violentes.

Ce que confirme Emmanuel Métais : "À l’école, entre les 'activistes' qui se battent contre les déviances et les étudiants, moins nombreux, qui les soutiennent, il y a le ‘ventre mou’. Il est constitué d'étudiants qui vivent leur vie, mais doivent être convertis pour être attentifs aux dérives et qui doivent alerter."

D’ailleurs, les étudiantes interrogées l’avouent : elles regrettent que le nom des écoles figure sur la tribune pour la simple et bonne raison qu’elles ne sont pas entièrement responsables de ce qu’il se passe à l’intérieur des campus. "Ce sont avant tout les élèves que je veux dénoncer, pas l’école", confirme Lola. Même si les prises de paroles sont encore timides, les étudiantes espèrent être entendues.

*Les prénoms ont été modifiés.

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