Témoignage

Loi Travail : les apprentis, entre indifférence, colère et grève par procuration

Manifestation à Lyon des lycéens et étudiants contre le projet de loi Travail El Khomri, le 17 mars 2016.
Manifestation à Lyon des lycéens et étudiants contre le projet de loi Travail El Khomri, le 17 mars 2016. © Laurent Cerino/REA
Par Étienne Gless, publié le 24 mars 2016
1 min

On ne les entend pas et ils seront pourtant les premiers concernés par la loi Travail. Salariés en apprentissage, les alternants ont déjà un pied dans le monde professionnel. L'Etudiant leur donne la parole.

Il y a ceux, franchement en colère, qui manifestent

Bien informés, souvent militants, ils sont quelques-uns à oser descendre dans la rue. Ils adhèrent au slogan de l'UNEF (Union nationale des étudiants de France) contre le projet de loi Travail : "Précaires à vie". Et pointent du doigt, comme la CGT, un autre texte qui fait aussi office de chiffon rouge : la proposition de loi Forissier, émanant d'un sénateur Les Républicains, sur le rétablissement des classes de préparation à l'apprentissage dès la classe de 4e.

Ainsi, Mehdi, 20 ans, actuellement en contrat de professionnalisation dans un grand magasin d'ordinateurs, de tablettes et de smartphones était dans la rue le 9 et le 17 mars 2016. Ancien élève du lycée Maurice-Ravel à Paris, il a participé à la mobilisation des lycéens et même au blocage de son ancien établissement ! La loi Travail continue de le mettre en rogne. Il manifestera encore le 24 et le 31 mars pour le retrait pur et simple du projet de loi. Ses horaires le lui permettent. "Avec la loi Travail, je crains qu'on me demande de bosser jusqu'à près de 50 heures par semaine, toujours payées au SMIC. L'employeur pourra me faire le chantage : soit tu bosses 50 heures, soit je te vire. Plein de gens attendent derrière toi pour prendre ta place."

Pour le moment, Mehdi travaille 25 heures par semaine à la réparation et au service après-vente pour une enseigne de matériel informatique et numérique et gagne un peu plus que le SMIC. "En parallèle, je suis une formation dans une école d'informatique parisienne pour monter en qualification et soigner mon employabilité à long terme. J'aimerais me faire embaucher en CDI [contrat à durée indéterminée] par cette enseigne, mais c'est la guerre pour y parvenir !"  

Il y a ceux qui font la grève par procuration

Le rythme très exigeant et intense de l'alternance ne leur laisse guère le loisir de manifester, mais ils se sentent solidaires des lycéens des filières générale et technologique ou des étudiants en formation initiale. "Je me sens très concerné par la mobilisation des jeunes contre la loi Travail. Je soutiens le mouvement, mais je ne peux pas manifester", explique ainsi Adriano*, 24 ans, qui prépare son bac pro de technicien de maintenance en apprentissage chez Air France à Roissy. L'inquiétude quant à son insertion professionnelle est déjà très concrète. "Je suis un jeune papa d'un bébé de 2 mois. Avec un enfant à élever, je m'inquiète d'autant plus pour mon avenir professionnel."

Son job actuel ? La maintenance d'avions et de matériels. Mais Adriano travaille en fait depuis 4 ans chez Air France en alternance. Les raisons de cette longévité ? "J'ai préparé et obtenu un bac pro aéronautique, mais Air France a procédé récemment à un plan de suppressions de postes (2.900 personnes) avec appel aux départs volontaires. Pendant cette période, les embauches en CDI étaient interdites. Pour me garder, l'employeur m'a fait suivre une nouvelle formation en me laissant entendre qu'à l'issue de celle-ci je pourrais être embauché".

Selon l'étudiant, la loi Travail va faciliter les licenciements et anéantir la stabilité qu'il attend d'un contrat à durée indéterminée. "C'est déjà compliqué de rentrer sur le marché du travail. Si une fois embauché en CDI, ils peuvent nous virer comme ils veulent…", s'inquiète le jeune père de famille qui reste confiant dans l'issue de la mobilisation. "Cette loi est faite pour le seul profit des employeurs. Je suis pour le retrait du texte. Et je pense que les organisations de jeunesse vont l'obtenir." Pour conclure, Adriano pose la question du manque de reconnaissance et de valeur accordée au travail.

Julien, 22 ans, étudiant en BTS assistant technique d'ingénieur et salarié chez Eiffage énergie, soutient lui aussi le mouvement mais ne peut pas faire grève. "Je suis payé un peu plus de 1.000 € par mois. 60 € de retenue sur ma paye pour un jour de grève, cela se voit en fin de mois !", soupire le jeune homme qui pointe le coût de la vie en Île-de-France. "J'ai un besoin urgent de me loger. Mes parents sont décédés, et je n'ai personne pour se porter caution pour un prêt. Je ne suis pas en CDI : les banques refusent de me prêter. C'est mon tuteur d'apprentissage qui m'héberge. J'ai de la chance car un de mes collègues loge dans un garage... Je n'ai pas non plus le permis de conduire. Cela me coûterait deux mois de salaire", déplore Julien.

Il y a ceux qui oscillent entre pragmatisme et résignation

Ils se sentent vaguement concernés et solidaires de la mobilisation contre le projet de loi Travail, mais avouent ne s'être guère informés. Entre un diplôme à préparer et des exigences de travail à satisfaire, ils ont déjà fort à faire. L'entreprise, ils ont un pied dedans et aimeraient bien y rester à l'issue de leur contrat d'apprentissage.

Djibril*, 20 ans, prépare son bac pro technicien d'usinage à l'Aforp, un centre de formation qui prépare aux métiers de l'industrie à Drancy. Son entreprise d'accueil est un sous-traitant qui fabrique et répare des moteurs d'avions. Djibril y est en contrat d'apprentissage depuis août 2014. "Je suis opérateur sur machines conventionnelles et à commande numérique. Je travaille aux 3x8. Je me sens concerné par la mobilisation mais je ne me suis pas vraiment renseigné sur la loi. J'ai vu les manifestations des lycéens et des étudiants à la télé. Si ces jeunes sont en colère, ils doivent avoir une bonne raison. Je comprends leurs inquiétudes quant à leur avenir professionnel." Djibril confie son amertume après que son entreprise lui a annoncé, il y a quelques semaines, qu'elle ne l'embaucherait pas au terme de son contrat d'apprentissage. "Ils m'ont fait comprendre qu'ils ne me garderaient pas pour préparer une formation de niveau supérieur. Mon envie était de continuer avec cette entreprise pour préparer un BTS en alternance." Pragmatique ou fataliste, Djibril confie que si l'entreprise ne lui offre qu'un poste d'ouvrier qualifié, il prendra quand même. Faute de mieux.  

Il y a ceux qui ne se sentent pas vraiment concernés

Pour eux, manifester contre la loi Travail est "un luxe" de jeunes lycéens, "un prétexte pour sécher quelques heures de cours", ou d'étudiants qui ne seront pas les premiers impactés si elle est votée. D'autant que l'une des mesures les plus controversées de la première version du texte (l'allongement du temps de travail des apprentis mineurs) a été retiré de la deuxième version. Dès lors, à quoi bon descendre dans la rue ? "Étudiants et lycéens qui manifestent expriment une crainte, une peur de quelque chose qu'ils ne connaissent pas encore", juge ainsi sévèrement Michèle, apprentie vendeuse dans une boulangerie parisienne.

"Dans notre réseau, les apprentis ne se sentent pas vraiment concernés par cette mobilisation", constate Morgan Marietti, 27 ans, ancien apprenti et cofondateur en 2010 de l'ANAF (Association nationale des apprentis de France), qui compte un millier d'adhérents. Leur souci est plutôt d'éviter une rupture de contrat d'apprentissage. Un événement qui n'est pas rare : de l'ordre de 25 à 30 %. "On travaille en toute discrétion avec l'État sur le sujet : mettre les gens dans la rue n'est pas notre façon de faire. Ce n'est pas notre culture", conclut Morgan Marietti. 

 

*Le prénom a été changé à la demande du témoin.

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