Décryptage

"Quand j'étais sous l'eau, je n'osais rien dire" : pour les jeunes diplômés, le risque d'un surmenage précoce au travail

Selon un baromètre réalisé par Empreinte humaine, 55% des moins de 29 ans seraient affectés par des situations de détresse psychologique au travail.
Selon un baromètre réalisé par Empreinte humaine, 55% des moins de 29 ans seraient affectés par des situations de détresse psychologique au travail. © Adobe Stock/елена калиничева
Par Rachel Rodrigues, publié le 23 avril 2024
7 min

Loin de ne concerner que les salariés expérimentés, les burn out et situations de détresse psychologique au travail affectent de plus en plus les jeunes actifs. À l'occasion de la journée mondiale de la sécurité et santé au travail, ce dimanche 28 avril, focus sur les risques de surmenage au travail.

À peine six mois après avoir commencé à travailler, Marine* a dû poser un arrêt maladie de deux semaines, en raison d'un "épuisement moral et psychologique" important. La jeune psychologue, diplômée en juin 2023, se souvient s'être rapidement sentie débordée par le travail et la charge mentale qu'il impliquait : "J'y pensais tout le temps, je n'arrivais pas à réguler mon temps", témoigne-t-elle. 

Comme elle, de nombreux jeunes actifs sont concernés par des situations de détresse psychologique au travail. Selon le baromètre d'Empreinte humaine réalisé en novembre dernier, 55% des moins de 29 ans en seraient affectés ; une proportion supérieure à la moyenne observée pour l'ensemble des salariés interrogés.

"Régulièrement, différentes études montrent que de plus en plus de jeunes diplômés sont en situation de pré-burn out avant l'âge de 30 ans", affirme Stéphanie Carpentier, docteure en management et spécialiste de la prévention de la santé au travail.

C'est d'ailleurs le diagnostic qu'a posé le docteur de Marine, lorsqu'elle a consulté : "Je dormais dix heures par nuit, mais j'étais quand même épuisée. Les informations entraient et ressortaient et je pleurais dès que je rentrais du boulot", se souvient-elle.

Un rythme et une charge de travail intenables

Souvent, cet épuisement résulte de l'accumulation d'un rythme et d'une charge de travail intenables. C'était le cas de Sadia, assistante sociale, qui a souvent dû rester plus tard le soir, lors de son premier poste. "Je ne badgeais pas, je m'organisais comme je voulais, tant que le travail était fait."

Mais, "il arrivait que mon manager me donne des tâches à faire en fin de journée, ce qui me mettait la pression pour que je continue à travailler", raconte la jeune diplômée de 26 ans. Elle admet d'ailleurs qu'en tant que "nouvelle" dans le métier, elle n'osait pas forcément dire non.

Le week-end, Sadia pouvait aussi passer du temps à préparer des réunions. "Je ne m'en rendais pas compte, ce sont mes proches qui m'ont alertée", ajoute-t-elle.

Pour Marine, qui travaille auprès d'enfants en situation de handicap, le travail dépasse souvent les limites horaires de la journée de travail. Le contrat de la jeune psychologue de 23 ans stipule pourtant un rythme de 35 heures par semaine. Mais dans les faits, "on se dit vite qu'on peut préparer certains points d'accompagnement sur notre temps personnel pour le lendemain", explique-t-elle. 

La difficulté de "couper" avec le travail

Une voire deux heures ou plus de travail le soir… Le cercle vicieux des heures supplémentaires s'installe rapidement. Pour Irem, enseignante d'anglais au collège et au lycée, il est difficile de "couper" avec le travail et de mettre "une limite" aux tâches effectuées une fois rentrée.

"Je ne sais pas comment je peux arrêter de penser à mes élèves : dans les films que je vois, dans mes sorties, je fais des liens avec mes cours", affirme la jeune prof de 24 ans, pour qui il est difficile de trouver un équilibre entre sa vie professionnelle et personnelle. 

Le caractère prenant de certaines missions professionnelles peut aussi empiéter sur la vie personnelle. "Une charge mentale s'installe", pointe ainsi Stéphanie Carpentier. Paul en a parfois fait les frais dans le cadre de son poste d'assistant de production. "J'avais organisé les transports et les logements de tous les techniciens pour le jour J, et pourtant, j'avais cette petite peur d'avoir loupé quelque chose", détaille le jeune diplômé de 25 ans concernant un tournage réalisé le mois dernier.

Même constat pour Alice, journaliste dans une radio associative, qui pense souvent à "des idées de sujets" d'articles au détour de simples conversations.

Apprendre à prioriser

À terme, une forme de surmenage peut survenir en raison d'une accumulation de demandes diverses, de plus en plus difficiles à concilier au quotidien. "Les parents nous sollicitent par rapport à nos matières, pour faire un point sur leur enfant, pour parler d'une note", illustre Irem. La situation est la même pour Marine, qui travaille aussi auprès des familles. "On nous demande constamment de l'aide", ajoute-t-elle. 

Dans d'autres domaines, les demandes peuvent venir directement des supérieurs et des collègues, à travers des moyens de communication facilités par la généralisation du télétravail. "Les échanges sur des applications de messagerie liées au travail peuvent vite déborder sur la vie personnelle, notamment pendant les périodes intenses", avertit Pauline, jeune diplômée d'une école de commerce, qui vient de décrocher un poste en audit. 

Dans ce type de situations, il est important de clarifier les limites entre le pro et le perso, "avec un téléphone pro", ou en "prenant bien soin de ranger son ordinateur dans un tiroir, une fois la journée terminée", précise Sophie Cot Rascol, psychologue spécialisée en santé psychologique au travail à Empreinte humaine.

Savoir estimer sa charge de travail

C'est d'autant plus essentiel pour un premier poste qui confronte les jeunes diplômés à un environnement de travail différent de celui des études. "Contrairement à la vie étudiante, où les priorités sont données d'emblée par le corps enseignant, un jeune actif peut se voir débordé par une multitude de demandes reçues sans clé de lecture claire pour comprendre quoi faire en premier", détaille la psychologue.

À ce titre, la docteure Stéphanie Carpentier conseille aux jeunes de garder une visibilité sur leur charge de travail : "Une fois que l'activité est faite, notez combien de temps elle vous a pris".

Il est ainsi plus facile d'expliquer à son manager en quoi sa charge de travail est trop importante. "Il est indispensable d'avoir conscience de son temps de travail, et d'avoir des éléments factuels et chiffrés à présenter", complète-t-elle. 

"Au début, quand j'étais sous l'eau, je n'osais rien dire, admet Alice. Aujourd'hui, si je sens que le rédacteur en chef m'a un peu trop chargée, je lui dis honnêtement, en lui montrant mon agenda."

Vouloir trop en faire pour "faire ses preuves"

Car, les jeunes diplômés peuvent aussi être tentés d'en faire trop pour "prouver" qu'ils sont à la hauteur. "On ne sent pas forcément légitime au début", affirme Marine. "Pour moi qui ne viens pas du tout du milieu de la production, j'ai envie de faire mes preuves", abonde Paul. 

Sophie Cot Rascol le confirme : "Quand on débute, on a envie de relever de nouveaux défis, répondre aux attentes de son manager". Des réflexes qui peuvent vite devenir dangereux et qui ne prennent pas forcément en compte le fait qu'en tant que jeunes actifs, "il faut compter un temps d'adaptation supplémentaire pour développer certains automatismes".

Alice a vu l'évolution. "Aujourd'hui, j'arrive à faire mieux en moins de temps", se réjouit-elle. Tout en alertant sur le risque sous-jacent que cela implique, à savoir ; avec l'efficacité, ne pas tomber dans le cercle vicieux de vouloir en faire "toujours plus".

*Le prénom a été modifié

Vous aimerez aussi

Contenus supplémentaires

Partagez sur les réseaux sociaux !