Décryptage

Comment des enseignants luttent contre l’orientation genrée au lycée

Les stéréotypes de genre provoquent souvent des effets au moment des choix d'orientation.
Les stéréotypes de genre provoquent souvent des effets au moment des choix d'orientation. © Adobe Stock/Alina
Par Marine Ilario, publié le 08 mars 2024
8 min

Les biais genrés ont la vie dure dans le système scolaire : les filles s’orientent moins dans les filières scientifiques, les garçons suivent moins de matières littéraires, etc. Une fatalité ? Pas forcément pour certains professeurs.

"Dès mes débuts en tant qu’enseignant, je me suis rendu compte que je n’étais pas infaillible sur les questions de genre." Pour Mohamed Nassiri, professeur de mathématiques et de SNT (sciences numériques et technologies) au lycée d'Excellence Edgar Morin de Douai (59), combattre les stéréotypes de genre est une lutte de tous les instants.

Et pour cause, les biais genrés sont partout : dans les cercles familiaux, dans le monde du travail mais aussi à l’école. "Les enseignants sont dans la société, comme tout le monde. Il n’y a donc pas de raison pour qu’ils soient moins marqués par les stéréotypes de genre que les autres adultes", affirme Marie Duru-Bellat, sociologue et professeure de sociologie à Sciences po Paris.

Dans le système scolaire, ces stéréotypes provoquent des effets au moment de l’orientation. Au lycée, les choix genrés sont marqués : les filles se dirigent peu vers les sciences et les garçons s’intéressent peu aux études plus littéraires. Pourtant, certains enseignants tentent de lutter contre ces phénomènes d’autocensure pour inciter les élèves à réellement choisir une voie faite pour eux.

Des biais genrés intériorisés

Mohamed Nassiri n’aime pas la notion d’autocensure et lui préfère le terme de "censure sociale intériorisée". "Parler d’autocensure renvoie la responsabilité aux filles alors qu’elles n'y sont pour rien. L’école est un reflet de la société et malheureusement, elle fabrique des inégalités."

Cet enseignant, très investi sur les questions de genre, s’est rendu compte qu'il était pourtant imprégné de ces stéréotypes. "J’ai lu une étude qui comparait les bulletins d’enseignants pour montrer que les remarques étaient différentes lorsqu’elles s’adressaient à des filles ou à des garçons".

Alors que les filles peuvent lire davantage de remarques sur leur comportement ("sérieuse", "attentive", "souriante"), l'enseignant constate que les garçons sont, eux, plutôt évalués sur leur compétence ("bon travail", "peut mieux faire").

Et les biais genrés s’invitent même jusque dans les classes. "Lorsque j’ai commencé à enseigner, j’avais des classes de 2de en SNT. Je voulais respecter la parité et en TP d’informatique j’ai fait des binômes fille/garçon", se souvient Mohamed Nassiri. Mais plusieurs mois après la rentrée, le jeune professeur déchante : dans les binômes, les garçons pratiquent sur ordinateur et les filles rédigent les comptes-rendus.

Lorsqu’il questionne ses élèves, aucun ne trouve la situation problématique. "Alors que ce sont clairement des rôles genrés et avec ce système, les filles ne manipulent pas. Ça a duré plusieurs mois sans que je le remarque. Ça montre que parfois, on ne voit pas ce qu’il se passe."

Dorénavant, l’enseignant commence l’année avec des binômes non mixtes, où "ils alternent bien les rôles et ensuite, je peux faire des binômes mixtes où cette dynamique est conservée".

"Semer des graines" pour contrer les biais genrés

Comme lui, d’autres enseignants, sensibilisés aux questions de genre, tentent de renverser la tendance. Et au lycée, ces questions sont d’autant plus importantes que les élèves font des choix réguliers pour leur orientation : en 2de avec le choix des spécialités et en terminale lorsqu’ils choisissent leur filière d’étude post-bac.

Gaëlle le Galliot, professeure de mathématiques au lycée Rabelais à Saint Brieuc (22), a vite compris qu’elle pouvait jouer un rôle important dans les choix de ses élèves. "Je n’oriente pas, mais je propose des choses. J’enseigne en SNT et je vois que certaines filles aiment la programmation. Je leur propose alors spontanément la spécialité NSI [numérique et sciences informatiques, NDLR], parce que bien souvent, elles n’y pensent pas."

En partenariat avec l’association Elles bougent, elle propose aussi aux élèves de 2de l’atelier "Elles bougent pour l’orientation" qui promeut les métiers techniques auprès des filles. Mais pour sortir davantage des biais, "cette année, nous avons organisé la même chose pour les garçons qui ont pu découvrir des métiers dits féminins" explique la professeure.

Mohamed Nassiri organise, lui, en dehors du lycée, des stages de mathématiques d’une semaine pour les lycéennes de 1re qui suivent la spécialité. "Le matin, elles font des problèmes ouverts encadrés par des enseignantes, des chercheuses et des doctorantes et l’après-midi, elles font des activités sportives, culturelles et sont sensibilisées aux questions de genre."

"En classe, j’essaie aussi de faire en sorte qu’on entende autant les filles que les garçons, parce que ce n’est pas toujours facile pour elles de trouver leur place", indique Gaëlle Le Galliot. Mais pour la professeure, "c’est compliqué de savoir ce que ça produit chez nos élèves. Je me dis que je sème des graines et l’avenir dira l’impact que nos actions auront eu".

Redonner de la confiance en soi aux lycéennes

Bien souvent, les filles ne s’orientent pas vers les matières techniques et scientifiques par manque de confiance. "Il faut systématiquement leur rappeler d’arrêter de se sous-estimer, regrette Mohamed Nassiri. Cette année, j'ai une élève qui a 16.5 de moyenne en maths et qui se demande si elle peut réussir en licence de maths appliquées à l’économie. À côté, un camarade qui a 11 de moyenne a formulé des vœux pour aller en prépa. Il ne se pose pas de question lui !"

"Il y a un vrai besoin de rassurer les filles et de leur ouvrir le champ des possibles, reconnaît Gaëlle Le Galliot. L’année dernière, une élève qui envisageait de devenir prof de maths ne voulait pas prendre la spécialité NSI, car elle avait peur de ne pas réussir alors qu’elle avait les compétences et que l’informatique est importante dans la formation de professeur."

Des biais qui ont parfois des conséquences sur l’orientation. "Une élève souhaite intégrer une licence de psycho l’année prochaine, mais malgré nos conseils, elle n’a pris aucune spécialité scientifique, explique Mohamed Nassiri. L’université lui a indiqué que ça allait être compliqué d’être prise."

Lutter contre les contraintes extérieures

Pour s’orienter, les jeunes s’entourent aussi de leur famille. "Ils se décident souvent avec les parents", rappelle Marie Duru-Bellat. Des parents qui jouent parfois le rôle de censeur. "J’avais une élève brillante en maths, se souvient Gaëlle Le Galliot. Sa maman m’a expliqué qu’elle ne prendrait pas la spécialité parce qu’elle n’était pas scientifique. Je n’ai pas compris. Au vu de ses résultats, elle était bien scientifique. La question qui se pose était plutôt de savoir si ça l’intéresse ou pas."

Pour faire tomber les barrières familiales, Mohamed Nassiri invite les parents à assister à la présentation des problèmes ouverts lors des stages de mathématiques. "Je pense qu’il est important qu’ils voient leurs filles faire des mathématiques et de l’informatique en souriant et avec succès. Ils vont peut-être alors se dire qu’elles sont faites pour ça."

Lorsqu’il s’agit d’orientation, la clé reste le dialogue. "Je dis toujours à mes élèves : quand vous choisissez quelque chose, demandez-vous d’où ça vient, est-ce que vous l’avez vraiment choisi." Même chose pour Gaëlle Le Galliot qui creuse la question de la liberté de choix. "Je leur demande toujours : 'est-ce que vous vous êtes laissé le choix de tout choisir ?'"

Des rôles modèles accessibles ?

"Quand on s’oriente, on imagine sa vie d’adulte, explique Marie Duru-Bellat. Il faut donc pouvoir se projeter dans tel ou tel métier. Pour cela, on va regarder autour de soi."

D’où l’importance des rôles modèles, des personnalités dont l'exemple ou le succès est imité par des tiers, notamment les plus jeunes. Même si, selon la sociologue, "aucune étude n’établit leur impact positif sur l’orientation, je pense que c’est important parce que ça fait partie du paysage, du regard des jeunes. Ça peut donner des idées".

Pour Mohamed Nassiri, des rôles modèles, oui, mais accessibles. "Je n’ai rien contre Marie Curie, elle est ‘badass’ ('dur à cuire', NDLR) ! Mais c’est justement le problème. Elle est extrêmement brillante en mathématiques et en physique. Et renvoyer constamment ce rôle modèle aux filles, c'est aussi leur dire que pour faire des sciences, il faut être forte comme elle."

Même sentiment pour Gaëlle Le Galliot. "Présenter des femmes extraordinaires, c'est bien, mais ce n’est pas ça qui va redonner confiance aux filles. Il faut leur parler de femmes normales pour leur montrer que c’est possible."

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