Portrait

Les 20 ans d’Agnès Tricoire : comment elle est devenue avocate

20 ans_Agnès Tricoire_Avocate © Audoin DESFORGES _PAYANT
20 ans_Agnès Tricoire_Avocate © Audoin DESFORGES _PAYANT © Audoin Desforges pour l'Etudiant
Par Camille Jourdan, publié le 05 février 2018
12 min

À 52 ans, Agnès Tricoire allie deux passions qu’elle avait déjà à 20 ans : le droit et l’art. Avocate en propriété intellectuelle, elle défend des artistes célèbres. Élève brillante, elle a passé sa jeunesse entre les bancs de la fac et les cours de théâtre.

Vous avez été lycéenne à Paris, dans un établissement catholique…

J’étais dans le public mais mes parents ont décidé de m’inscrire, contre mon gré, dans un collège religieux et strict… Autant dire que je me suis royalement ennuyée ! Mais c’est là que j’ai acquis ma détestation de l’hypocrisie, du repli sur soi, et de tout ce qu’il y a de pire dans la tradition bourgeoise catholique, et que je suis devenue une laïque convaincue. Je suis devenue une rebelle "grâce" aux bonnes sœurs.

Étiez-vous une bonne élève ?

J’étais une élève brillante : je m’ennuyais tellement que je travaillais beaucoup. J’ai eu mon bac à 17 ans, un bac B [l’actuel ES]. J’avais choisi cette filière car je n’étais ni une pure littéraire ni une pure matheuse… Mais j’étais complètement nulle en économie ! À mon sens cependant, cette matière donnait des clés de compréhension du monde, et c’est ce que je recherchais. Finalement, c’est davantage le droit qui m’a apporté ces clés, mais, malheureusement, il n’était pas enseigné au lycée.

À cette époque, vous vouliez déjà vous tourner vers le droit ?

Je sais ce que je veux faire depuis que j’ai 15 ans. Mais j’ai d’abord voulu devenir éducatrice de rue. L’un des seuls bons souvenirs que je garde de mon lycée, c’est la rencontre avec l’abbé Guy Gilbert, le "prêtre des loubards", qui s’occupait de jeunes délinquants dans les quartiers parisiens. Il a déclenché chez moi cette première vocation.

Pourquoi n’avez-vous pas continué sur cette voie ?

Mon père m’a conseillé de faire du droit. Et il avait raison : je n’aurais pas fait une bonne éducatrice de rue. Je pense être plus utile et efficace là où je suis. J’ai toutefois recroisé ce milieu de la délinquance tout au long de ma carrière. D’abord, jeune avocate, je me suis inscrite aux permanences pénales, et j’ai plaidé au tribunal correctionnel comme avocat commis d’office. Plus tard, j’ai passé le concours d’éloquence de la conférence du stage, et j’ai alors fait du droit criminel.

Après une mention bien au bac, vous entrez donc à Paris 2 Panthéon-Assas…

Et ce n’était pas "l’éclate" ! C’était l’époque où il y avait encore le GUD, ce syndicat étudiant d’extrême droite. Je me souviens encore de leurs panneaux avec des rats, leur animal fétiche… Et je détestais le bâtiment d’Assas ! J’attache beaucoup d’importance aux bâtiments, et celui-ci était un lieu d’architecture froide, glaciale, épouvantable. Le niveau des cours était très bon. La palette politique des professeurs était un peu plus éclectique que ce que l’on pouvait croire : ça allait du professeur de finances publiques militant au Front national à Jacques Léauté, un vieux professeur de droit pénal extraordinaire, qui m’a beaucoup marquée.

Pour quelles raisons ?

C’était un très grand criminologue. Il abordait les choses de façon très pédagogue : il parlait de droit pénal, mais aussi de psychologie du délinquant, et permettait une ouverture sur le monde social dans sa complexité.

Après quatre ans à Assas, vous partez pour la Sorbonne.

À l’époque, c’était la seule université où l’on pouvait suivre un DEA [l’actuel master 2 recherche], en propriété littéraire, artistique et industrielle. Et c’était génial ! Premièrement, le bâtiment était magnifique. Et les cours étaient délivrés par deux professeurs qui étaient des sommités dans leur domaine : André Françon et Georges Bonet.

Pourquoi avoir choisi cette spécialité ?

J’ai toujours été très intéressée par l’art. Je ne connaissais pourtant personne dans ce milieu : mes parents étaient médecins, nous avions des livres et nous écoutions de la musique à la maison, mais rien d’extraordinaire. Mais je faisais du piano classique, et je lisais beaucoup : à 15 ans, j’avais avalé tout Soljenitsyne et presque l’intégralité de Dostoïevski. J’aimais beaucoup la littérature russe. Le russe était d’ailleurs ma deuxième langue vivante au collège. Je regardais aussi la télévision, qui était beaucoup plus culturelle qu’aujourd’hui. La culture était ma respiration, et allier l’art et le droit est devenu une évidence.

Vous êtes surtout une férue de théâtre, que vous avez pratiqué. Qu’est-ce qui vous plaisait dans cette discipline ?

Je me suis inscrite à un cours lorsque je suis entrée à la Sorbonne. J’y suis allée pendant deux ans. Je pense que j’ai toujours eu envie d’être en représentation. Et ce qui est fabuleux au théâtre, c’est que l’on réapprend tout : à marcher, à se déplacer, à parler de façon correcte. Il y a aussi un énorme travail émotionnel : il faut maîtriser sa peur. Et puis il faut captiver son auditoire.

20 ans_Agnès Tricoire_Avocate _théâtre © Photo fournie par le témoin
20 ans_Agnès Tricoire_Avocate _théâtre © Photo fournie par le témoin © Photo fournie par le témoin

Ce que j’aimais, c’est qu’il fallait devenir convaincant au travers d’un personnage. J’aimais les classiques français, très durs à jouer de façon plausible lorsque l’on débute, et le théâtre américain. Et surtout, j’adorais le théâtre russe.

Et en tant que spectatrice ?

J’ai eu la chance de voir les spectacles de Vitez, de Brook, de Braunschweig, de Chéreau, de Langhoff… J’avais également une passion pour Tchekhov et Koltès. J’ai parcouru des kilomètres pour assister à des pièces. J’aimais, et j’aime toujours, beaucoup aller à Avignon. Depuis, je me suis aussi intéressée au théâtre contemporain ; j’aime la façon dont les artistes ont révolutionné le cirque (sans animaux), ou encore le théâtre de rue. Aujourd’hui, je suis plus éclectique : je vais voir de la danse, de la musique, du jazz. Et du théâtre, encore et encore. Pour moi, une pièce réussie provoque une émotion d’une intensité qui dépasse celle provoquée par toute autre forme artistique.

Est-ce que cette pratique du théâtre vous a aidée dans votre métier d’avocate ?

Je retrouve la technique du théâtre tout le temps. C’est une technique qui permet d’être entendu. Non pas qu’elle serve à mentir, ou à manipuler, mais elle permet de prendre les gens par la main et de s’assurer qu’ils ne lâchent pas en cours de route. En audience comme au théâtre, on peut créer des effets disruptifs pour éviter d’être ennuyeux. Toutefois, il y a une grande différence entre être avocat et être comédien : lorsque vous plaidez, vous prenez en charge les intérêts de quelqu’un. C’est une immense responsabilité. Et c’est vous qui racontez l’histoire ; vous n’avez pas la sécurité de vous reposer sur les mots de quelqu’un d’autre.

Avez-vous hésité entre ces deux métiers ?

Je me suis posé la question. J’ai envisagé une autre carrière, sur scène. Je venais d’avoir mon diplôme d’avocate, et j’ai joué à Avignon…

Mais la difficulté du métier de comédienne m’a dissuadée d’embrasser cette voie. Je voyais beaucoup de personnes attendre un coup de fil et enchaîner les petits boulots précaires pour survivre.

Six ans après votre bac, vous êtes donc devenue avocate. Tout est allé très vite.

J’ai tout mené en parallèle : l’université, le théâtre, le concours pour entrer à l’école d’avocats… Je travaillais beaucoup, mais j’adorais ces moments d’absorption, lorsque l’on prépare un concours.

Vous souvenez-vous du concours d’entrée à l’EFB (École de formation professionnelle des barreaux de la cour d’appel de Paris) ?

Les concours ne m’ont jamais trop posé problème.

Pour celui-ci, il y avait deux épreuves : une dissertation et une note de synthèse. Pour cette dernière, je suis tombée sur l’affaire des "colonnes de Buren", une œuvre d’art contemporain dont l’installation sur la place du Palais-Royal en 1985 avait fait scandale. Cette affaire me passionnait. Quand j’ai vu ce sujet sur ma feuille d’examen, mon cœur a fait un bond ! Je me suis dit que j’avais une bonne étoile. Aujourd’hui, je suis l’avocate de Daniel Buren. La vie est belle.

Après deux ans à l’EFB, vous prêtez serment. Que ressentez-vous à ce moment-là ?

La cérémonie en elle-même n’était pas très émouvante. C’était très formaliste. J’avais été beaucoup plus heureuse le jour de mes résultats.

Vous souvenez-vous de votre première plaidoirie ?

Je me rappelle la première fois où j’ai plaidé pour l’une de mes propres affaires. J’avais 23 ans. Je défendais un artiste dont l’œuvre avait été utilisée dans un clip de Chanel. J’étais terrifiée ! Un peu avant le début de l’audience, je me suis rendu compte que j’avais oublié des pièces à conviction : j’ai fait l’aller-retour le plus rapide du monde entre le Palais de justice et mon bureau. J’ai gagné cette affaire.

Le métier que vous exercez aujourd’hui est-il à la hauteur de celui qui vous faisait rêver à 15 ans ?

C’est encore mieux… ! Jamais je n’aurais imaginé travailler dans de telles conditions. Mon cabinet ne ressemble pas à un cabinet d’avocats classique : les œuvres tapissent les murs. J’évolue dans un univers qui me fascine, et dont je ne pouvais pas rêver à 15 ans, puisque je ne le connaissais pas. J’ai dû me cultiver pour l’appréhender. J’ai fait de la philosophie, et soutenu une thèse multidisciplinaire sur la définition de l’œuvre. Chaque nouveau dossier m’apporte de nouvelles connaissances. Cette culture est tout aussi importante que mes compétences juridiques pour exercer ce métier. Mon travail me passionne, et je travaille pour des gens passionnants.

Biographie express

1965 : naissance à Paris.
1982 : obtient son bac ES à 17 ans et entre à l’université Paris 2 Panthéon-Assas.
1986 : entre en master de droit de la propriété littéraire, artistique et industrielle à la Sorbonne. S’inscrit à des cours de théâtre.
1987 : intègre l’École de formation professionnelle des barreaux de la cour d’appel de Paris.
1989 : prête serment et devient avocate à la Cour.
1990 : plaide pour la première fois pour l’un de ses dossiers.
1997 : entre à la Ligue des droits de l’Homme.
2002 : crée l’Observatoire de la liberté de création de la Ligue des droits de l’Homme.

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