Témoignage

"Partir était inévitable" : pour ces étudiants ultramarins, le récit d'un déracinement

De nombreux jeunes ultramarins sont obligés en France métropolitaine pour poursuivre leurs études ou travailler.
De nombreux jeunes ultramarins sont obligés en France métropolitaine pour poursuivre leurs études ou travailler. © suwanb / Adobe Stock
Par Rachel Rodrigues, publié le 03 avril 2024
7 min

Cinq étudiants et jeunes diplômés réunionnais, martiniquais et guyanais racontent à l'Etudiant leur déracinement, depuis leur départ, souvent après le bac, jusqu'à leur insertion professionnelle, loin de leurs proches.

Camille n'avait que 17 ans quand elle a quitté le territoire où elle a grandi, loin de ses parents. "Je n'avais même pas encore le permis, je n'avais rien", se souvient la jeune contrôleuse technique d'origine guyanaise. Plus de 6.500 km parcourus pour s'installer de l'autre côté de l'océan, afin de suivre la formation d'ingénierie qui l'intéressait à l'ISA BTP, à Bayonne (64). "Je pensais être préparée mais la réalité a été plus difficile", raconte-t-elle.

Comme elle, nombre d'étudiants originaires d'Outre-mer sont amenés à rejoindre la France métropolitaine pour commencer leurs d'études après le bac, ou compléter leur cursus.

Partir pour faire ses études, un passage obligé ?

Et pour cause, malgré un développement ces dernières années, les organismes de formation présents sur les territoires ultramarins restent de taille relativement modeste. "Comme dans chaque université, il est impossible d'offrir tous les cursus qui existent", explique Débora Allam-Firley, docteure en Sciences de gestion, responsable pédagogique à l'université des Antilles.

Résultat, "sur certaines spécialités de médecine, par exemple, les jeunes sont obligés de partir", ajoute la maîtresse de conférences, et ce même si l'offre en médecine générale a été élargie en Guadeloupe. "Certaines filières sont saturées", précise aussi Stéphie Salpetrier, directrice générale de l'association Alé Viré Martinique, qui aide les jeunes Martiniquais installés dans l'Hexagone à regagner leur île après leurs études.

Décider de "partir"

Mais, paradoxalement, partir pour ses études n'est pas toujours une évidence. "Quelqu'un qui veut faire droit ne pense pas à le faire ailleurs, comme il est possible de finir son cursus à La Réunion dans ce domaine", explique Ismaïl, installé depuis six ans à Liège en Belgique.

Selon lui, ce départ est plus facilement admis dans les formations qui peuvent manquer sur l'île. C'est le cas pour la médecine, ou la psychologie, mais aussi d'autres filières.

À ce titre, pour Thessa, "partir était inévitable" dans le cursus en informatique qu'elle voulait suivre. "En bio, tu peux rester, mais pour les grosses écoles, on voit nos cousins partir depuis toujours", affirme la jeune d'origine martiniquaise, qui a réalisé deux ans de classe préparatoire en Martinique, avant de rejoindre Paris.

Ouvrir le "champ des possibles"

Quand il repense à son départ, il y a six ans, Ismaïl, lui, évoque un "saut dans l'inconnu". À l'époque, titulaire d'une licence de droit, c'est son année Erasmus en Belgique qui lui révèle son intérêt pour les institutions européennes.

"Le droit international m'a tout de suite plu", affirme-t-il. À La Réunion, le jeune juriste indépendant avait déjà entendu parler des institutions européennes mais elles n'avaient "rien de concret" pour lui. "Elles me paraissaient inaccessibles. En Belgique, je me suis rendu compte qu'on pouvait les visiter gratuitement", ajoute Ismaïl.

Même constat pour Alex* qui a, lui aussi, découvert un "champ des possibles" lors de son Erasmus en Australie. "Quand on vient de La Réunion, on a tendance à se sous-estimer par rapport aux métropolitains, qui ont fait des universités reconnues ou des grandes écoles", admet le jeune juriste en RSE, alors étudiant en droit public.

Souvent, ce sentiment d'infériorité va de pair avec une certaine "pression" à réussir : "on nous répète qu'il faut choisir intelligemment ses études en fonction du travail qu'il y a derrière", explique Alex. 

L'isolement du déracinement

Mais quitter son territoire natal a aussi des conséquences sur les étudiants et jeunes diplômés. Le premier choc est arrivé lors des vacances de la Toussaint pour Camille. "Au moment où tout le monde rentrait chez lui, on réalise que nous, on ne va pas rentrer", se souvient la jeune diplômée, aujourd'hui âgée de 27 ans. Un sentiment d'isolement ressenti par la plupart des jeunes interrogés, qui décrivent parfois un "détachement brutal".

Loin de ses terres martiniquaises, Thessa a pendant un temps regretté les fêtes qu'elle ne pouvait plus faire avec ses proches. "Le nettoyage des tombes à la Toussaint, par exemple", illustre-t-elle. "Mes camarades rentraient en train dès qu'ils en avaient besoin, pour faire leurs lessives parfois ! Moi, je ne pouvais rentrer qu'une fois par an, à cause des prix"

La persistance de clichés

En arrivant en France métropolitaine, plusieurs jeunes interrogés racontent s'être heurtés à quelques clichés de la part de certains camarades ou enseignants. "On n'a pas les mêmes habitudes, les mêmes expressions", pointe Camille. "J'ai découvert que j'avais un accent en arrivant à Paris, admet Thessa. Tout le monde me faisait la remarque, alors inconsciemment, je l'ai réduit"

Pour éviter les discriminations, Alex, métisse et créole, explique avoir caché son apparence pour ses candidatures à des postes de consultant en RSE, en 2023. "J'ai fait le test : j'ai envoyé un CV avec ma photo, puis j'ai renvoyé le même sans ma photo, avec exactement les mêmes détails. Seul le deuxième CV a réussi à obtenir un entretien", assure-t-il.

"S'insérer ici" ou rentrer ?

Quand la fin des études approche, la question du retour se pose. Il arrive que les étudiants en stages de fin d'études décident de poursuivre au sein de leur entreprise, selon les opportunités. 

Selon Stephie Salpétrier d'Alé Viré Martinique, ce type de réflexion revient souvent chez les jeunes diplômés originaires d'Outre-mer. "Après les études, s'ils n'ont pas rencontré quelqu'un qui pourrait justifier une installation dans l'Hexagone, ils restent souvent quelques années, et une fois que leur profil est confirmé, ils rentrent", précise-t-elle.

Selon une étude de cette association, huit martiniquais sur dix qui vivent hors du territoire projettent de revenir, à plus ou moins long terme.

Pour Thessa, l'hésitation n'a pas été très longue. La jeune étudiante, qui réalise actuellement son stage de fin d'études à Paris, souhaite travailler dans le domaine de la data, qui "n'est pas encore très développé en Martinique". Son plan ? S'insérer professionnellement dans l'Hexagone, se faire "(sa) propre expérience avant de rentrer chez (elle) et redonner" à l'économie locale de son île.

Passer les concours aux grandes écoles depuis l'Outre-mer

De nombreux étudiants désireux d'intégrer une grande école française, réalisent leurs années de classe préparatoire chez eux, en Outre-mer. Mais une fois que les dates des concours arrivent, les conditions de passage diffèrent, du fait du décalage horaire. "Il y a une dizaine d'années encore, les étudiants passaient les concours à 3h du matin", affirme Thessa. 

La jeune étudiante ingénieure explique qu'aujourd'hui, en Martinique, tous les candidats sont confinés dans un hôtel, "sans téléphone ni ordinateur", pour toute la durée des épreuves, à savoir plusieurs jours pour chaque banque. "Contrairement aux autres candidats de France hexagonale, on ne peut pas rentrer chez nous, ou chercher une formule sur internet le soir", détaille-t-elle.

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