Témoignage

"C'est un milieu toxique" : pourquoi certaines étudiantes en médecine préfèrent éviter les spécialités chirurgicales ?

Les salles d'opération restent un espace où le sexisme demeure très présent.
Les salles d'opération restent un espace où le sexisme demeure très présent. © DEEPOL by plainpicture/Sam Edwards
Par Pauline Bluteau, publié le 08 mars 2024
8 min

L'omerta règne toujours en médecine. Pourtant, certaines étudiantes osent en témoigner : les remarques sexistes et l'ambiance misogyne sont bien présentes. Peut-être plus encore dans les spécialités chirurgicales, réputées plus "masculines" que les spécialités dites médicales.

Pour Margaux, en quatrième année de médecine à Caen, c'est décidé : la chirurgie ne sera pas dans ses plans de carrière. "Au départ, je pensais que la chirurgie pouvait me plaire parce que c'est concret. Mais à force d'entendre les retours d'autres externes, ça ne m'a pas donné envie. Je me suis dit que ça ne correspondait pas à mes valeurs."

Ces "retours" que Margaux entend, ce sont autant de remarques, de blagues, d'attitudes peu professionnelles qui sont dénoncées.

Mais pas facile pour autant d'en faire une généralité quand peu d'études prouvent que les femmes seraient moins à même de choisir les spécialités chirurgicales parce que davantage "réservées" aux hommes. La parole semble avoir encore beaucoup de mal à se libérer, et pour cause, c'est tout un système que les étudiantes risquent de dénoncer.

Les spécialités chirurgicales, moins choisies par les étudiantes

Dans les études de médecine, les femmes sont pourtant plus nombreuses que les hommes. Rien qu'en 2023, parmi les étudiants de sixième année admis en internat, 63% étaient des femmes.

Parmi les spécialités qui attirent le plus les nouvelles internes, on retrouve en haut du podium, la gynécologie médicale (100% de femmes) suivie de la pédiatrie (86%) et l'endocrinologie-diabétologie-nutrition (85%).

Or, parmi les dix spécialités les plus féminisées, seules deux font partie des spécialités chirurgicales, à savoir la gynécologie obstétrique (82%) et la chirurgie pédiatrique (76%).

Et au contraire, parmi les spécialités qui comptent moins de 40% de femmes, hormis la médecine nucléaire (29%), on retrouve uniquement des spécialités chirurgicales (chirurgie vasculaire, ophtalmologie, chirurgie orale, chirurgie orthopédique et traumatologique, neurochirurgie). Des disparités visibles rien que sur la promotion de néointernes 2023.

Spécialité

Type de spécialité

Pourcentage de femmes

Les 5 spécialités qui comptabilisent le plus de femmes

Gynécologie médicale

Médicale

100%

Pédiatrie

Médicale

86%

Endocrinologie-diabétologie-nutrition

Médicale

85%

Gynécologie obstétrique

Chirurgicale

82%

Allergologie

Médicale

77%

Les 5 spécialités qui comptabilisent le moins de femmes

Chirurgie orthopédique et traumatologique

Chirurgicale

38%

Chirurgie orale

Chirurgicale

38%

Ophtalmologie

Chirurgicale

37%

Chirurgie vasculaire

Chirurgicale

32%

Médecine nucléaire

Médicale

29%

TOTAL toutes spécialités confondues

63%

Source : Résultats d'admission en internat après les ECN 2023 - Vianney Loriquet

"Un humour lourd" dans les blocs opératoires

Rien de très surprenant selon les différentes internes interrogées. Toutes l'assurent, même s'il y a de plus en plus d'étudiantes en médecine, la chirurgie peine à en attirer.

Les internes évoquent notamment la charge de travail inhérente à la pratique chirurgicale. D'après l'enquête conjointe de plusieurs associations d'étudiants et syndicats d'internes en médecine publiée le 1er mars, en moyenne, les internes en spécialité chirurgicale travaillent 75 heures par semaine contre 58 heures dans les spécialités médicales. "Ce sont des spécialités très chronophages, on a beaucoup de gardes, c'est un mode de vie difficile", appuie Melinda, interne en chirurgie digestive à Paris.

Un contexte déjà éprouvant auquel s'ajoute parfois du sexisme. Qu'elles y aient été confrontées ou non, étudiantes et internes le confirment : oui, le sexisme existe.

"La misogynie au bloc prend souvent des formes subtiles : un humour lourd, des blagues à caractère sexuel créant une ambiance désagréable. On entend aussi des remarques vulgaires : par exemple, lors d'une intervention, une infirmière fait tomber un instrument et le chirurgien lui demande, au son du bruit métallique : 'T'as fait tomber ton stérilet ?'", se rappelle Alicia Mélaïmi, étudiante en quatrième année de médecine à Caen et autrice d'un mémoire sur la question du genre dans le milieu médical.

Un constat confirmé par la sociologue Emmanuelle Zolesio dans son article La chirurgie et sa matrice de socialisation professionnelle. Elle évoque un "univers" à "l'humour tendancieux" et y décrit "un entre-soi très masculin" : "Le bloc opératoire est un espace où s’expriment les modalités d’interaction les plus 'brutes' en chirurgie : c’est généralement là que le sexisme et le machisme se manifestent le plus impunément."

Estelle*, interne en médecine générale à Lyon, a effectué plusieurs stages à l'hôpital dans des services de chirurgie. Des expériences qui l'ont marquée : "C'est difficile de trouver sa place, d'être acceptée parce qu'il y a une normalisation du sexisme. C'est un milieu toxique, le fait d'être une femme rajoute des difficultés."

Abigaëlle, interne en chirurgie plastique à Paris, l'explique par des habitudes très anciennes : "Ces remarques sont très désagréables mais il faut dire qu'on est à l'hôpital depuis nos 19 ans, donc nos repères, ce sont les vieux croûtons bien lourds", s'amuse-t-elle.

Le sexisme, bien ancré dans le milieu médical

Clémentine a de son côté privilégié une spécialité médicale, la médecine du travail, car le rythme imposé dans les spécialités chirurgicales ne lui "aurait pas plu". "Il faut vraiment s'accrocher : on reçoit parfois des remarques dures, blessantes et je n'avais pas envie de me l'infliger."

Mais l'interne strasbourgeoise nuance tout de même : le sexisme est présent dans toutes les spécialités. La dernière enquête de l'ANEMF à ce sujet le prouve : près de 50% des étudiantes en médecine ont déjà reçu des remarques sexistes, et 38% victimes de harcèlement sexiste ou sexuel pendant leur formation. Là encore, quelle que soit spécialité.

Selon l'ISNI, réaliser une enquête à l'échelle nationale sur le sujet pourrait devenir l'une des priorités. "Le sexisme, il y en a partout et pas uniquement dans les spécialités chirurgicales. Il ne faut pas stigmatiser, c'est insultant pour les internes et pour la profession", souligne Guillaume Bailly, le président de l'Intersyndicale des internes.

Dénoncer ou taire la misogynie pour protéger sa carrière

En attendant, les mentalités commencent à évoluer. Désormais, les internes tentent de réagir. Lors d'une intervention, Abigaëlle s'est retrouvée seule avec son chef pendant 8 heures au bloc : "Il m'a draguée mais quand on est sorti du bloc, je lui ai dit qu'on n'était pas potes et ça a fini par assainir notre relation. Il y a des hommes qui ne connaissent pas les limites."

Alors dénoncer oui… mais avec prudence. Si les internes se sentent plus capables de réagir, du côté des externes, la tâche est ardue. "Quand on est externe, on se sent un peu comme une plante verte parce qu'on est dans l'observation et on n'ose pas intervenir quand on entend des remarques", explique Margaux.

L'étudiante a pu suivre une formation sur les violences sexistes et sexuelles au sein de son université. Si elle sait repérer les dérives, l'étudiante a aussi été mise en garde sur les conséquences : "On nous a conseillé d'en parler à une personne tierce parce qu'on ne sait jamais qui va valider notre stage."

Des freins dans leur formation et dans leur carrière, c'est ce que craignent le plus les étudiantes. "Pendant nos stages, on est évalué et si cela se passe mal, on peut voir le stage se prolonger. Donc à partir de moment où il y a un risque pour notre avenir, on ne dit rien. Ce n'est pas anodin de dénoncer, c'est presque un acte militant", résume Estelle.

Là encore, l'enquête d'Alicia Mélaïmi le démontre aussi : "Il y a une question de formatage des futures chirurgiennes. C'est mal vu de faire preuve de sensibilité, de faiblesse, et encore moins de révolte face aux situations rencontrées qui se voient heurter nos valeurs. Il convient d'absorber un habitus de fermeté, d'indifférence et de complaisance pour pouvoir évoluer sans encombre dans ce milieu."

"On n'a pas envie d'être catégorisée comme l'interne qui a parlé ou dénoncé. Il reste donc une omerta", renchérit Clémentine.

Eviter de se censurer dans son choix de spécialité d'internat

Les internes affirment tout de même que les choses avancent, même lentement. "On a toutes vécu des expériences qui nous ont marquées et on n'a pas envie que ça se reproduise", estime Clémentine.

Même si toutes s'accordent à dire que les femmes peuvent être tout aussi irrespectueuses que les hommes, le fait de travailler avec des cheffes de service permet, parfois, aux étudiantes de mieux vivre leurs stages. "J'ai pensé, inconsciemment, que je ne devais pas me censurer", confie Melinda.

Margaux, elle, encore en externat, s'est aussi sentie plus en confiance dans les services "plus féminins". "En pédiatrie, ça m'a fait tilt. J'étais très à l'aise et je me suis rendu compte que j'étais entourée d'internes femmes et de seniors femmes aussi. Je me suis identifiée et je me suis projetée…"

Chirurgie ou pas, le tout est donc de faire son choix de carrière selon ses propres ambitions, parce que "ça peut aussi très bien se passer", conclut Abigaëlle.

 

*Le prénom a été modifié.

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